A la fin, n’y tenant plus, il sentit la nécessité de sortir de la voiture et de faire quelques pas, dans l’espoir qu’il trouverait ensuite le sommeil. C’était étrange ce besoin inexpliqué, c’était comme si le fait de rester là, étendu, lui était devenu insupportable. Il devait partir, bouger, marcher, éliminer toute cette énergie qu’il percevait en lui, toute cette angoisse qui l’avait imperceptiblement envahi et qui avait atteint une telle intensité qu’il devait absolument faire quelque chose. Il fallait vraiment qu’il y fût contraint par une force intérieure, car d’un autre côté l’idée de s’extraire de la chaleur de son sac de couchage pour affronter les ténèbres n’avait rien de réjouissant en soi, comme on peut s’en douter. L’être humain n’est pas à une contradiction près et les enfants n’y échappent pas plus que les adultes.
Il se contorsionna comme il put pour ne pas réveiller sa sœur et ouvrit discrètement la portière. Ensuite, il fit quelque pas dans le noir absolu, tâtonnant en aveugle. Il n’en menait pas large, ça c’est sûr ! Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir sortir ainsi ? Ne voyant absolument rien, il avançait précautionneusement, les bras en avant afin de ne pas se cogner contre un arbre. Cette nuit était quand même incroyable. Il avait l’impression qu’il n’y avait plus que lui qui existait, que le monde avait disparu. Puis il repensa à l’histoire de Job, avalé par une baleine et cela le fit frémir. N’était-il pas lui aussi dans le ventre d’un monstre gigantesque ? Il n’aurait plus manqué que cela… Il eut aussi l’impression étrange d’être retourné dans le ventre de sa mère, dans une sorte d’utérus premier et primordial, comme si ce passage était obligé pour accéder à une nouvelle naissance. Mais non, rien de tout cela n’était vrai car il venait de sentir une petite brise contre son visage pendant que des arbres, tout proches, frémissaient lentement. La vie était là, à portée de main, il suffisait simplement de trouver le moyen d’y accéder de nouveau.
Soudain, à quelques mètres de lui à peine, une chouette poussa son hululement. Il sursauta, faillit crier, et le bond qu’il fit involontairement provoqua sa chute, son pied ayant dû heurter une grosse racine. Le voilà donc par terre, affalé de tout son long tandis que la chouette pousse de nouveau son cri, mais sur sa gauche cette fois. S’était-elle envolée et donc déplacée ou bien est-ce lui qui était désorienté ? Et la voiture ? Comment regagner la voiture dans cette obscurité ? Il sentit une bouffée de chaleur l’envahir tandis que le sang cognait à ses oreilles. Pendant quelques secondes il connut ce qu’on peut appeler la panique. Il fit un effort pour se calmer puis se mit à marcher à tâtons, dans un sens puis dans un autre. Rien ! Ses pieds heurtaient des pierres, ses mains rencontraient des troncs d’arbre, sans plus. A un certain moment il sentit qu’il s’engageait dans une espèce de fossé : le sol se dérobait sous lui et il faillit tomber de nouveau. C’est à cet instant précis qu’une bête détalla subitement et il perçut distinctement le contact d’une fourrure ou de poils contre ses jambes nues. Quelle horreur ! Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Un renard ? Une belette ? Il entendait sa courses folle dans les feuilles sèches puis le bruit de ses pattes se perdit dans le lointain et le silence fut absolu. Que faire ? Des gouttes de sueur perlaient sur son front, mais en réalité, il avait froid, terriblement froid.
Il se mit à réfléchir et finit par se souvenir de l’existence de ce fossé au bord duquel il se trouvait maintenant. Il l’avait vu la veille et en reconstituant ses souvenirs il put se rapprocher de la voiture. Jamais le contact glacé d’une carrosserie ne lui avait paru aussi sympathique. Il ouvrit la portière précautionneusement, escalada le corps de sa sœur, laquelle dormait profondément et se glissa comme il put dans son sac de couchage. Ouf ! Que de frayeur pour rien ! Voilà une aventure dont il ne vanterait pas. Pourtant, dans le fond, il était très fier de lui car il lui semblait qu’il venait d’apprendre quelque chose de fondamental : ne compter que sur lui-même et parvenir à s’en sortir par ses propres moyens. N’était-ce pas ce qu’on appelait grandir ?
Le lendemain, il faisait un peu frisquet quand il ouvrit les yeux. Sa mère et sa sœur étaient réveillées depuis longtemps et elles prenaient leur petit déjeuner tout en bavardant comme deux vielles amies. Cette complicité le perturba quelques secondes, mais bien vite il vint se joindre à elles, heureux de ces vacances qui continuaient, satisfait, surtout, de la grande lumière qui éclairait le paysage. Assis en tailleur, tout en grignotant un morceau de baguette tartiné de confiture, il glissa un regard discret vers le fossé de cette nuit. C’est vrai qu’il était profond et il l’avait échappé belle ! D’un autre côté, il n’était pas très éloigné de la voiture, ce qui l’obligea à relativiser fortement son exploit nocturne. Lui qui se croyait déjà un héros ! Il se dit que finalement ses peurs étaient irraisonnées et il se promit qu’à l’avenir il ne craindrait plus l’obscurité.
Vers dix heures le départ fut donné et ils continuèrent à parcourir le plateau pendant toute la matinée, sans aucun succès malheureusement. Personne ne disait rien, mais chacun sentait que la situation devenait tout doucement préoccupante. Et si on ne trouvait rien ? Vers les deux heures de l’après-midi, la mère gara la voiture et avoua son impuissance. On n’y arriverait jamais ! Mais les enfants sont de nature optimiste et ils ne s’avouent pas vaincus si facilement, davantage par manque de clairvoyance que par ténacité, d’ailleurs, mais peu importe. Ils commencèrent donc à lui poser toute une série de questions, afin qu’elle se souvienne de quelque détail extraordinaire qui pourrait aiguiller les recherches. Elle n’avait pas grand chose à dire. La maison en elle-même, oui, elle la voyait bien. C’était une vieille ferme en pierre de granite, trapue, massive, adossée à la colline. Mais pour le reste, les environs, le nom des villages, non, elle ne se souvenait de rien. Allons, il fallait absolument qu’elle fasse un effort ! « Raconte tes souvenirs avec ta copine » dit Pauline, « cela nous aidera peut-être. » Mais il n’y avait pas grand chose à dire. Elle avait vécu là un bon mois et elle avait surtout passé son temps à bavarder et à se promener dans les bois. De quoi parlaient-elles ? Oh, de choses insignifiantes, de la vie en général, des garçons aussi, probablement. Elle se souvenait d’ailleurs qu’un jour où elles étaient assises près d’un petit lac, à la sortie du village, elles avaient croisé de jeunes militaires. L’un d’entre eux l’avait regardée attentivement puis lui avait souri et elle en avait été toute retournée. Les autres jours, elle s’était bien arrangée pour orienter discrètement les promenades vers cet endroit, mais elle n’avait jamais revu le jeune soldat avec son beau sourire. « Qu’est-ce que des militaires faisaient dans les bois ? » demanda naïvement Pauline ? ça, elle n’en savait strictement rien. Ils étaient probablement en manœuvre dans le coin, c’est tout. « Mais alors », s’exclama la garçon, que ces histoires de soldats intéressaient au plus haut point, « il devait y avoir un camp pas très loin ». L’argument était imparable. On se pencha aussitôt sur la carte Michelin à la recherche du mystérieux camp. Ce ne fut pas long. « Là, là », dit Pauline, « près de ce petit lac, on parle de terrains militaires. » Elle avait raison en plus ! Seulement, ce n’était pas en Corrèze, mais dans la Creuse. On était cependant à la limite des deux départements et au pied du plateau de Millevaches. Le nom de la ville s’étalait en toutes lettres sur la carte : la Courtine-le-Trucq. Un nom pareil, cela ne s’oublie pas et la mère, en effet, ne pouvait qu’approuver. C’était bien cela, elle se souvenait maintenant, c’était bien près de cette petite ville qu’elle avait passé ses vacances, à une époque qui lui semblait maintenant si lointaine.
On remonta en voiture et on prit la direction de la Creuse.