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Grandir

Publié le 17 février 2010 par Kranzler


Grandir

Le jeudi avant Pâques, il y a six ans. Le tout début d’après-midi. Beaucoup de vent, le ciel d’un bleu que je ne peux même pas regarder – trop net, trop franc, trop je ne sais pas quoi.

Je devrais être au bureau. Au lieu de ça je bronze. Je grille une énième cigarette assis sur les marches en plein soleil. A côté de moi, des infirmières qui clopent aussi. Je pense que je pourrais écrire un livre sur les hôpitaux. J’appelle mon patron. Je lui dis où je suis. Je lui dis que je suppose que c’est la fin, j’ajoute que je ne vais pas venir travailler cet après-midi parce que ça n’aurait pas de sens. Absolument aucun, après ce que je viens de voir, et à cause de ce que je pressens maintenant. Il connaît bien l’histoire depuis quatre ans qu’elle dure. Il me répond qu’il n’y pas de souci.

Elle est tellement épuisée que j’ai dû abréger ma visite. A peine dix minutes. Pas la peine de me faire un dessin. Si elle vient d’être transférée dans une chambre à une seule place, il y a une raison. Pas pu rester plus de dix minutes. Elle m’a demandé d’approcher d’elle le boîtier de commande qui permet de régler l’inclinaison du lit. Elle s’est mise dans la position du sommeil. Je suis parti sans faire de bruit.

Elle ne me l’a pas dit avec des mots mais le message est passé. Ceci est le dernier jour où j’ai une mère. Elle veut aller seule jusqu’au bout de la route. Tout l’après-midi, le même ciel bleu. J’habite à une heure de route de l’hôpital. Je sais que c’est fini et cette distance-là me fait du bien. Elle veut être seule. Je ne voudrais pas être à côté. Alors c’est bien. J’ai deux ou trois conneries à faire pour me vider l’esprit. Je taille le lierre et le sureau, ça m’empêche de penser que j’ai envie de me taper la tête contre les murs. La cisaille obéit parfaitement. Jamais eu autant d’énergie. Je casse le manche du balai en faisant le ménage, et je pète diversement les plombs.

J’ai un téléphone qui a une sonnerie mélodieuse. C’est elle qui me réveille à une heure du matin. Les chiffres rouges sur le cadran de la radio. Pas la peine de me dire. Je sais que c’est ça, je pourrais presque me dispenser de décrocher. L’infirmière en chef, une femme qui a des tonnes de métier. Une voix amicale, douce – en fait, la plus aimable que j’aie jamais entendue. Elle me dit qu’elle a trouvé mon nom et mon adresse sur un papier posé sur la table de chevet. Mais il n’y avait pas de numéro de téléphone. Et je ne suis pas dans l’annuaire. Alors elle a regardé sur le minitel. Des fois il y a des cas d’homonymie. Elle doit vérifier. Est-ce que j’ai un lien de parenté avec madame Louise C, qui est hospitalisé dans son service ? Je lui dis que suis son fils, et que je ne suis pas étonné. Et elle poursuit, très simplement. Voilà, elle nous a quittés. Elle avait demandé qu’on lui enlève la sonde qui la gênait trop, c’était un choix. Je peux venir quand je souhaite. Même en pleine nuit, mais il faudra que j’entre par les urgences. Et est-ce qu’elle doit réveiller mon père. Non, je veux être le premier. Je me rendors, juste pour deux heures. Pour être plus frais.

Et j’y vais. Elle porte une chemise de nuit bleue à petites fleurs blanches. Je ne l’ai jamais vue si petite, si vulnérable. Elle n’a plus aucun relief. Je lui parle doucement. Je m’assois à côté d’elle comme si elle dormait. Je n’ai pas peur. Il est cinq heures du matin. C’est fini, je ne porte  officiellement plus de culottes courtes.

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