Primaire V

Publié le 31 janvier 2010 par Dirrtyfrank

Non, il fallait se battre. Mais cette fois, avec des moyens financiers et une ambition décuplés. Fini le système D, finies les embrouilles et les idées à la mord moi le nœud. Il fallait du cash, de la fraîche, du flouze rapidement et il n’avait pas les couilles de se faire une BNP (« Ils sont numéro 1, oui ou non »). Il allait donc mettre tous ses espoirs dans un ticket des la Française des Jeux : tout l’espoir reposait sur un bout de carton sympathiquement nommé le « Numéro Fétiche ». La publicité disait « On gagne tous à en avoir un ». Pour Alain, il allait gagner en ayant un 1. Le gros lot était de 1000 €, vraiment parfait pour commencer la reconquête du monde. Il se dirigea vers le tabac le plus proche, s’acheta un paquet de 10 de Fortuna Light et s’adressa à la caissière un peu tapée. La suite n’était qu’un dialogue un peu irréel.

- « Je voudrais un Numéro Fétiche » Alain lui lança cette phrase en pleine tronche, comme on donne de la viande à des chiens affamés. Il devait avoir du mal à se remettre de sa nuit blanche et des numéros brouteurs d’herbe qui l’avaient gardé éveillé.

- « Pas de problème. Mais faudrait peut-être me dire quel numéro vous voulez… »

- « Ben, le 1, bien sûr ! »

- « Bien sûr, bien sûr, qu’est ce que j’en sais moi, que vous voulez le 1 ». Elle plongea sa main dans le tiroir transparent jauni par les Gitanes Maïs, ces petits bouts de carton qui étaient devenu l’opium du peuple. Mais bon, pour gagner de l’argent, il était prêt à tout.

- « Je comprends maintenant pourquoi vous vouliez le 1. Vous aviez remarqué que c’était le seul chiffre qu’il me restait. C’est bizarre, vous êtes d’ailleurs le premier à me demander ce chiffre… A croire qu’il porte malheur pour les gens. Oups, excusez-moi, c’est pas ce que je voulais dire. ».

La fin de la phrase avait dû résonner dans sa tête. « C’est pas ce que je voulais dire… C’est pas ce que je voulais dire… C’est pas ce que je voulais dire ». Mais elle l’avait dit, cette conne.

- « Donnez moi 10 tickets avec le numéro 1. Je vais vous prouver qu’on peut gagner avec ce chiffre ».

Il prit rapidement une pièce d’1 € et commença à gratter frénétiquement les jeux qu’il venait d’acheter. Dans ses yeux, on pouvait voir l’envie et l’espoir d’un homme prêt à tout. Il gratta, gratta, gratta, gratta…et gagna mais il était loin de ce qu’il avait espéré. En tout, il avait empoché 99 €. Si près du but et échouer comme ça, comme une merde. C’était insupportable…

Il était vraiment certain qu’il n’arriverait jamais au bout. Les moyens manquaient à sa petite entreprise, complètement en crise. Et la catastrophe de NYC commençait à devenir un souvenir un peu lointain. Une vague d’affolement succéda à un désespoir intense. Il devait s’acclimater même si il devait en perdre la raison. Il devait se rallier à un monde qu’il ne connaissait pas et qu’il avait refusé de considérer depuis de nombreuses années. Maintenant, il fallait considérer ces années d’errance intellectuelle. Il devait changer et survivre car rien ne pouvait fonctionner comme il l’avait ordonné. Il en était convaincu et il devait vivre comme les autres même si il devait en perdre toute son originalité. Il empocha agressivement ses 99 €, devant l’incompréhension de la conne du bar-tabac et décida de se rendre dans un des endroits qu’il s’était toujours interdit.

D’un pas hésitant mais convaincu (ben, ouais), il se dirigea vers le magasin « 8 à Huit » proche de chez lui, pour dépenser ce qui lui restait de trésor de guerre. Il resta longtemps devant l’entrée, réfléchissant à son avenir ou à son absence d’avenir, au choix. Il empoigna un panier en plastique et déambula à travers les rayons, groggy par l’ambition de son projet. Il resta peut-être 3 heures dans ce magasin, prenant dans les rayons des produits qu’il n’avait jamais vraiment remarqués auparavant. Il s’était perdu dans un monde inconnu, un monde de discounts finissant par 9, d’un monde qui aimaient les centimes d’euros. Il était complètement à l’Ouest, avec son panier rempli de produits « Grand Jury » en paquet de 4 ou de 6. Il se dirigea instinctivement vers la caisse 1. Un instant d’hésitation lui fit comprendre qu’il devait radicalement changer et se forcer à utiliser une autre caisse. Un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, il n’y avait personne à la caisse 6. Un moment de stress et d’anxiété l’envahit. Il ne fallait pas craquer maintenant. Il déposa les produits par poignée sur le tapis roulant de cette petite caisse, près du rayon liquides, esquissant un sourire forcé à la jeune vendeuse qui voyait son client se liquéfier.

(© Dessin: Stéphane Renot)