De temps en temps, bien que cette pénible affaire commence à dater passablement, il arrive que nous maintenions lui et moi un semblant de relation téléphonique. Supposant qu’il lui a été facile de refaire sa vie, je m’interdis de composer le numéro de son domicile : un impair m’ennuirait beaucoup, et peut-être après tout est-il préférable que je continue à lui parler dans le vide. Une fois par trimestre environ, à chaque changement de saison, j’appelle à son bureau. Parfois le dimanche, parfois en soirée, lorsque je sais qu’il n’y sera pas et lorsque je me sais parfaitement détendu. En quinze ans, il n’a pas changé une seule ligne du message d’accueil de son répondeur. Pas un mot n’a varié, pas une intonation, et je ne connais rien d’autre qui ait sur moi, même à distance, un pouvoir aussi percutant que sa voix : deux syllabes et je décolle. C’est peut-être sexuel. Ca ne l’est peut-être que partiellement. La dernière fois que je me suis adressé à son répondeur, je me rappelle avoir parlé de la neige qui tombait sous mes yeux et qui était bleue à cause des reflets croisés de l’éclairage nocturne. Le surlendemain, je me rappelle avoir émergé du sommeil en toute fin d’après-midi - un horaire habituel pour moi car je suis quelqu’un qui travaille principalement la nuit, et cela m’oblige à dormir avec le téléphone coupé, pour ne pas être réveillé en plein jour. Je n’ai allumé mon portable que vers les vingt heures. Il avait appelé pendant que j’étais dans mes rêves. Je ne l’avais encore jamais entendu pleurer - une petite victoire, ai-je médiocrement pensé sans pouvoir m’empêcher de sourire. (à suivre...)
Marseille, impair et passe
Publié le 19 février 2010 par KranzlerDe temps en temps, bien que cette pénible affaire commence à dater passablement, il arrive que nous maintenions lui et moi un semblant de relation téléphonique. Supposant qu’il lui a été facile de refaire sa vie, je m’interdis de composer le numéro de son domicile : un impair m’ennuirait beaucoup, et peut-être après tout est-il préférable que je continue à lui parler dans le vide. Une fois par trimestre environ, à chaque changement de saison, j’appelle à son bureau. Parfois le dimanche, parfois en soirée, lorsque je sais qu’il n’y sera pas et lorsque je me sais parfaitement détendu. En quinze ans, il n’a pas changé une seule ligne du message d’accueil de son répondeur. Pas un mot n’a varié, pas une intonation, et je ne connais rien d’autre qui ait sur moi, même à distance, un pouvoir aussi percutant que sa voix : deux syllabes et je décolle. C’est peut-être sexuel. Ca ne l’est peut-être que partiellement. La dernière fois que je me suis adressé à son répondeur, je me rappelle avoir parlé de la neige qui tombait sous mes yeux et qui était bleue à cause des reflets croisés de l’éclairage nocturne. Le surlendemain, je me rappelle avoir émergé du sommeil en toute fin d’après-midi - un horaire habituel pour moi car je suis quelqu’un qui travaille principalement la nuit, et cela m’oblige à dormir avec le téléphone coupé, pour ne pas être réveillé en plein jour. Je n’ai allumé mon portable que vers les vingt heures. Il avait appelé pendant que j’étais dans mes rêves. Je ne l’avais encore jamais entendu pleurer - une petite victoire, ai-je médiocrement pensé sans pouvoir m’empêcher de sourire. (à suivre...)