Finalement, chacun avait le droit de gérer sa carrière comme il l’entendait, sachant qu’il ne fallait pas compter sur une retraite dorée payée aux frais du contribuable. Il en était de l’appréciation de chacun. Et moi, à l’instant dans lequel je me trouvais, mon appréciation m’aurait vite guidé vers la bar à tapas le plus proche pour me commander un verre de vino tinto et un bocadillo de tortilla. Mais l’heure était à la mise en scène et je ne pouvais plus reculer. « The show must go on ». Pour moi, il fallait surtout qu’il commence. Le public était impatient, pressé, rien ne pouvait l’arrêter, le mouvement était en route.
J’étais maintenant face à mon pire ami. Ce sont les ombres de son espèce qui m’avaient porté jusqu’ici, en pleine lumière, sous ce soleil de plomb. Il fallait que je le prenne par les cornes. Notre relation n’était qu’une histoire d’amour entre deux êtres qui ne peuvent se supporter, « l’amour vache » en quelque sorte. Son regard croisait le mien avant que nous croisions le fer. Nous étions tous les deux fins prêts, même si lui était plus affaibli que moi. Ses yeux clignaient désespérément pour empêcher le sang de gêner son regard pénétrant. Ils n’y avaient maintenant que lui et moi, plus rien d’autre n’existait dans ce triste monde fatigué. Il fonça sur moi, remuant le sable, sabotant la beauté du spectacle dans un nuage de poussière indescriptible. Les hostilités étaient lancées dans ce décor de fin du monde et je savais que le temps m’était compté à partir de cette première attaque. Premiers pas vers l’animal, petit mouvement de rein, première Veronica habillement menée.
Ma précieuse muleta était l’alliée sur laquelle je devais compter. C’est elle qui menait la liaison majestueuse qui se déroulait entre l’animal et moi. Elle était le centre de toutes les attentions. Elle volait à mon secours, dans un sens ou dans l’autre, de façon à ce que mon corps fragile ne soit jamais à la merci des fureurs de mon adversaire. Mes jambes étaient essentielles aussi, rapides pour esquiver ou pour provoquer le danger. Mon corps voguait au gré des attaques du taureau, effleurait sa peau rugueuse, pour mieux le laisser partir dans un bruit terrifiant de hargne et de douleur.
On m’avait tellement appris sur Dieu que je ne pouvais plus croire à son existence. J’étais totalement livré à moi-même. Je ne voyais plus personne autour de moi, je me sentais observé, surveillé mais totalement seul. Il était maintenant l’heure de donner la dernière estocade à ce mufle. Après avoir délicatement retiré l’épée de son fourreau doré, avec toute la souplesse et la dextérité appréciées par les connaisseurs. Je pliais mon dos, je me penchais…comme un tour de la Puerta de Europa. Je me pliais encore, encore…j’étais à la limite de casser.
(© Photo: Franck Vinchon)