Magazine Humeur

Du sacerdoce juif au sacerdoce chretien

Publié le 23 février 2010 par Fbruno

En cette « année sacerdotale » nous sommes invités à prier pour les prêtres. Mais c'est peut-être également une bonne occasion pour nous de réfléchir sur le sacerdoce chrétien et (re)découvrir sa signification et sa spécificité.

I.- La Lettre aux Hébreux

Alors pourquoi ne pas ouvrir cette Lettre aux Hébreux ? Un grand texte théologique, dont la composition est marquée par la culture de son auteur, mais un texte qui nous révèle aussi un homme profondément attaché à sa foi en Jésus-Christ (cf. P. Grelot). Un écrit assez particulier dans le NT où il est question du sacerdoce de Jésus ; le seul où les termes de prêtre (iéreus) et de grand-prêtre (archiéreus) sont attribués à Jésus.

1) Quelques mots d'introduction

Longtemps appelée la Lettre de s. Paul aux Hébreux, cette Lettre n'est pas de l'apôtre ; son authenticité avait d'ailleurs été mise en doute dès les premiers siècles et, depuis la réforme liturgique de Vatican II, on omet la mention de Paul quand on introduit un passage de cette Lettre dans la liturgie. Ce n'est pas non plus, à proprement parler, une Lettre ! On n'y retrouve pas les formules qui ouvrent habituellement les lettres que nous lisons dans le NT, et seuls les derniers versets (13, 22-25) appartiennent vraiment au genre épistolaire. C'est plutôt un exposé construit avec beaucoup de soins, un « sermon sacerdotal » comme le dit A. Vanhoye. Par ailleurs ce texte, écrit en grec, ne s'adresse pas exclusivement à des Hébreux, désignation habituelle des Juifs parlant araméen et habitant la Palestine. L'auteur ne mentionne jamais ce terme. Il serait plus juste de dire : « Lettre à des chrétiens », pour les aider à approfondir un aspect important de leur foi au Christ. On peut penser à des Juifs de la diaspora devenus chrétiens, mais qui gardent la nostalgie du culte ancien tel qu'il se déroulait dans le Temple de Jérusalem, une grandeur qu'ils ne retrouvent pas dans le culte chrétien. Selon P. Grelot, « l'auteur s'adresse à des judéo-chrétiens qui ont longtemps attaché leur espérance de salut au culte du Temple et aux rites de purification destinés à les absoudre de leurs péchés. » (P. Grelot, Une Lecture de l'Epitre aux Hébreux, Cerf 2003, p. 95)

2) Un écrit sur le sacerdoce du Christ

Mais quels que soient les premiers destinataires visés par l'auteur, ce texte aborde un point important de la foi chrétienne que le reste du NT laisse un peu dans l'ombre : celui du sacerdoce. Ce silence peut d'ailleurs s'expliquer si on se rappelle ce que représentait le titre de prêtre dans le monde juif. En effet dans la Bible, et particulièrement dans la religion juive telle que nous la connaissons dans les derniers siècles de l'AT, le sacerdoce n'était pas une vocation, un choix. C'était une fonction qui s'imposait par la naissance. On ne devenait pas prêtre, on naissait prêtre, si l'on appartenait à la lignée sacerdotale de Lévi et d'Aaron. Or comme le dira notre auteur, « il est notoire que notre Seigneur est issu de Juda, d'une tribu pour la-quelle Moïse n'a rien dit dans ses textes sur les prêtres » (He 7, 14). Dans les récits évangéliques, Jésus ne revendique jamais le titre de prêtre ; il se présente plutôt à nous comme un prophète, un homme de Dieu, qui interpelle ses contemporains par ses paroles et ses actes, annonçant une intervention prochaine de Dieu. Son comportement n'a rien de sacerdotal au sens ancien du mot. Ce qui frappe chez lui, c'est bien plutôt sa liberté face à la valeur absolue que l'on accordait alors au sabbat et aux règles de pureté rituelle. Mais si son ministère ne le rapproche pas des prêtres, peut-on dire la même chose de sa mort ? Nous sommes habitués à parler de la mort de Jésus comme d'un sacrifice et, sans doute, avec raison. Mais comme l'exprime A. Vanhoye « Il faut commencer par reconnaître que la mort de Jésus n'a pas été un sacrifice au sens ancien du terme, qui est un sens rituel. Selon la conception ancienne, le sacrifice ne consistait pas dans la mise à mort de la victime, encore moins dans ses souffrances, mais en des rites d'offrandes accomplis en un lieu saint. Or la mort du Christ ne s'est pas produite dans un lieu saint et elle n'avait rien eu de commun avec une cérémonie liturgique. […] Entre l'exécution d'un condamné et l'accomplissement d'un sacrifice rituel, les Israélites – et donc aussi les premiers chrétiens – percevaient un contraste total. » (A. VANHOYE, CE 19, p. 15-16)

Pourtant le sacerdoce et le culte tiennent une grande place dans l'AT, spécialement dans la Tora, la partie la plus sainte de la Bible juive (dans Ex-Lv-Nb, presque la moitié des chapitres traitent du culte) ; de même dans les livres « historiques », il est souvent question du Temple, et à la période postexilique, le grand-prêtre finit par devenir le chef religieux et politique de la nation. Comment les chrétiens pourraient-ils alors se passer du sacerdoce ? Comment Jésus, que la foi chrétienne reconnait comme le Messie, celui qui vient « accomplir » l'AT, pourrait-il réaliser sa mission s'il n'apportait pas sur ce point aussi quelque chose d'essentiel ? C'est ce défi que l'auteur de la Lettre va relever. Pour le faire, il va distinguer, dans le culte ancien, entre le projet fondamental et sa mise en œuvre concrète, pour montrer comment le Christ a pris à son compte le projet fondamental du sacerdoce et l'a conduit à son terme, à sa plénitude.

II.- Le Christ, le seul grand-prêtre

Cette démarche, l'auteur va la faire en plusieurs étapes, montrant comment le Christ, tel qu'il est connu et confessé dans le mystère pascal, est le véritable grand-prêtre que Dieu nous donne, mais un grand-prêtre d'un ordre différent et dont le sacrifice unique et nouveau inaugure l'alliance nouvelle qu'annonçait Jérémie.

1) Jésus dans son mystère pascal

Une longue phrase (4 versets) ouvre cette Lettre, déroulant tout le dessein de Dieu, depuis le commencement jusqu'à son sommet. Je ne cite ici que l'essentiel de sa pensée : Dieu nous a parlé « autrefois par les prophètes » mais « en ces jours qui sont les derniers, par le Fils, […] qui, ayant accompli la purification des péchés, s'est assis à la droite de sa Majesté dans les cieux. » La contemplation du Christ mort, ressuscité et entré dans la gloire de Dieu marque en effet le sommet d'un projet de Dieu commencé depuis les origines. L'auteur ne prononce pas encore le mot « sacerdoce », mais il prépare très habilement son sujet. Car c'est d'un projet divin qu'il s'agit ; un projet par lequel Dieu veut établir la communion entre les hommes et lui. En effet, dans toutes les cultures environnantes, le sacerdoce est l'instrument de la médiation entre les hommes et la divinité. Pour remplir cette fonction, des hommes sont choisis et mis à part ; ils doivent se soumettre à des rites de purification et mener une vie particulière (vêtements, nourriture, rites, etc.) ; ils offrent de victimes pour rendre possible la communication avec la divinité. Dans le cas de Jésus – notre auteur le laisse voir dès le début – le parcours sera différent puisqu'il est déjà du côté de Dieu. Mais pour devenir instrument de médiation, il faut qu'il soit aussi de notre côté. Comment Jésus nous a-t-il rejoint : voilà ce que notre auteur va d'abord montrer en He 1, 5 – 2, 18.

2) Le médiateur entre Dieu et les hommes

Dans son exposé, l'auteur met à l'œuvre une méthode de lecture que l'on trouve aussi chez s. Paul, mais qu'il perfectionne, comme le dit P. Grelot : « pour valoriser les réalités chrétiennes, il fait appel, à ce qui dans l'Ancien Testament, en constituait l'esquisse. […] L'auteur ne cherche pas, comme les critiques modernes, à retrouver le sens que les auteurs anciens ont voulu donner à leurs textes en fonction du milieu culturel et religieux où ils vivaient et le but qu'ils assignaient intentionnellement à leur œuvre. Il replace d'emblée tous les textes dans le cadre du dessein de Dieu, sous-jacent à toute l'histoire humaine, et il trouve la clef de leur compréhension dans la personne de Jésus-Christ, mort et ressuscité d'entre les morts ; c'est à partir de là qu'il expose le sens de toutes les réalités dont parle l'Ecriture, et qu'il découvre le sens des textes qui parlent du Christ. » » (P. GRELOT, Lecture de l'épitre aux Hébreux, Cerf 2003, p. 143 et 180-181). Il faut avoir présent à l'esprit ces remarques pour comprendre la manière dont l'auteur de la Lettre cite l'AT. Prenant appui sur plusieurs textes bibliques – des textes que l'on retrouve aussi dans d'autres écrits du NT –, notre auteur souligne la gloire du Christ telle que la confesse la foi chrétienne : Jésus est le Fils (He 1, 5) dont parlait le Ps 2, 7 : « il m'a dit : Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'ai engendré » ; par là s'accomplit la promesse faite jadis par Dieu à David (cf. 2 S 7, 14) : « Je serai pour lui un père, il sera pour moi un fils… ». Il est aussi invité par Dieu à s'assoir à sa droite (He 1, 13) comme le disait le Ps 110, 1 : « Oracle du Seigneur à mon seigneur : siège à ma droite… » ; il est le créateur du ciel et de la terre (He 1, 10) comme l'annonçait le Ps 102, 26-28, et le premier-né (He 1, 6) que les anges doivent adorer (cf. Dt 32, 43 – LXX ; pour le TM, voir la note BJ sur ce verset).

On pourrait être surpris de la place que l'auteur donne aux anges dans cette première par-tie (il les mentionne 10 fois). Pour le comprendre, il faut se rappeler le rôle que leur attribuait la tradition juive de l'époque, comme intermédiaires du salut. Pour notre auteur, comme pour Paul (cf. Ga 3, 19-20 ; Ep 1, 21-22 et note BJ), le Christ seul est le médiateur du salut. Mais comment le Christ, assis à la droite de Dieu, peut-il être notre médiateur ? La réponse : il nous a rejoint par son incarnation et tout particulièrement par sa passion : « abaissé un moment au-dessous des anges » (He 2, 6.9), nous le voyons « couronné de gloire et d'honneur, parce qu'il a souffert la mort : il fallait que par la grâce de Dieu, au bénéfice de tout homme, il goutât la mort » (He 2, 9). Jésus est ainsi devenu notre frère (He 2, 11-12.17) ; il s'est chargé « de la descendance d'Abraham » He 2, 16), « en tout semblable à ses frères, afin de devenir dans leurs rapports avec Dieu un grand-prêtre miséricordieux et digne de foi. » (He 2, 17)

3) Un grand-prêtre miséricordieux et digne de foi

Un grand-prêtre : voilà le mot lâché pour la première fois. Mieux que tout autre, ce titre de grand-prêtre réunit, pour notre auteur, tous les aspects qui justifient le rôle du Christ à l'égard des hommes. Mais comment, Jésus qui est né dans la tribu de Juda, peut-il être grand-prêtre ? C'est à cette question que l'auteur va répondre dans les chapitres qui suivent. Pour le faire, l'auteur justifie d'abord le titre de grand-prêtre (He 3, 1 – 5, 10) qu'il vient de donner au Christ, puis il va expliquer de quel genre de sacerdoce il s'agit et par quelle offrande, d'un genre totalement nouveau, le Christ a pu accomplir ce rôle de médiateur : ce sera la partie centrale de son exposé (He 5, 11 – 10, 39).

La première question qui se pose est donc celle-ci : comment peut-on reconnaître dans le mystère du Christ l'accomplissement du sacerdoce que l'on trouvait dans l'AT ? L'auteur n'entre pas dans les détails des rites et des cérémonies ; il va droit à l'essentiel. Pour être valable un grand-prêtre doit être accrédité dans le rapport avec Dieu et il doit être miséricordieux envers les hommes. Les deux conditions sont nécessaires ; en effet « un homme rempli de compassion pour ses semblables, mais qui n'a pas ses entrées auprès de Dieu, n'a pas ce qu'il faut pour être prêtre : il ne peut pas représenter ses frères auprès de Dieu. […] D'autre part, un être admis dans l'intimité de Dieu, mais situé en dehors de la solidarité humaine, ne peut pas être prêtre : il ne représente pas les hommes. […] Seul est prêtre celui qui est à la fois lié intimement aux hommes par toutes les fibres de sa nature humaine et pleinement accrédité auprès de Dieu. » (A. VANHOYE, CE 19, p. 40)

Or Jésus est accrédité auprès de Dieu, il est ce grand-prêtre « miséricordieux et digne de foi ». On traduit habituellement « un grand-prêtre fidèle » (à l'exception de la TOB), mais comme le note A. Vanhoye, le grec pistos signifie d'abord « digne de foi » et c'est le sens qui convient le mieux ici, comme le montre la comparaison que l'auteur tire entre Jésus et Moïse en citant le texte de Nb 12, 7 (LXX). Jésus a une gloire bien supérieure à celle de Moïse. En effet, comme il le note, Moïse « fut accrédité dans toute sa maison comme serviteur … tandis que le Christ l'a été, lui, en qualité de fils, sur toute sa maison. » (He 3, 5). C'est pourquoi, nous devons lui obéir bien davantage que les Israélites devaient autrefois obéir à Moïse. Et par une longue citation du Ps 95 l'auteur invite ses lecteurs à cette obéissance.

Mais ce que nous pouvons surtout relever ici, c'est la comparaison de Jésus avec Moïse – et non avec Aaron ! – dans un passage où pourtant il est question du sacerdoce ; par là, l'auteur unit étroitement le thème de la Parole de Dieu à celui du sacerdoce. Bien plus que Moïse, c'est le Christ, grand-prêtre pleinement agréé par Dieu dans la gloire, qui nous transmet la parole divine capable de nous sauver si nous l'accueillons dans la foi.

Digne de foi pour Dieu, Jésus est aussi totalement solidaire des hommes. C'est ce que l'auteur illustre par la vie de Jésus et spécialement par sa Passion (cf. He 5, 7-10). Comme il le dit, Jésus ne s'est pas glorifié lui-même, il a pris une attitude d'humilité. Et puisque le rôle d'un grand-prêtre est « d'offrir des dons et des sacrifices pour les péchés », le Christ a offert, bien mieux, il s'est offert à Dieu et par son attitude d'obéissance, il a pu être accueilli par Dieu. Comme l'exprime A. Vanhoye : « le Père exauce le Fils pendant que le Fils accomplit la volonté du Père » (CE 19, p. 44)

4) Un sacerdoce nouveau

Après cette comparaison de Jésus avec Moïse, l'auteur aborde plus directement le problème du sacerdoce de Jésus, un sacerdoce qui ne se rattache pas au sacerdoce lévitique. C'est d'un autre sacerdoce qu'il s'agit, un sacerdoce « selon l'ordre de Melchisédech » (He 5, 6 et 10). Dans l'AT, ce personnage ne nous est connu que par quatre versets de Gn 14 et par sa mention dans le Ps 110. (Sur l'importance donnée à Melchisédech dans la pensée juive de l'époque, voir l'encadré de CE 70, p. 48)

En relisant Gn 14, 17-20, notre auteur va expliquer comment et en quoi le sacerdoce « selon l'ordre de Melchisédech » est supérieur à celui d'Aaron. Utilisant l'exégèse telle que pouvait la pratiquer un docteur juif de son époque, il relève deux traits dans la présentation de Melchisédech. D'abord, le texte biblique ne mentionne ni son père, ni sa mère, ni sa généalogie alors que pour le sacerdoce lévitique l'origine familiale était d'une importance décisive. Ensuite il note que Gn 14 ne parle ni de la naissance, ni de la mort de ce personnage, et il en tire une conclusion (qui pourrait nous paraître gratuite si elle était de la plume d'un exégète moderne) : « assimilé au Fils de Dieu, ce Melchisédech demeure prêtre pour toujours. » (He 7, 3) On le suit plus facilement lorsqu'il explique pourquoi le sacerdoce de Melchisédech est supérieur au sacerdoce juif et pourquoi il rend ce dernier caduc. En effet, les versets 19-20 de Gn 14 nous racontent qu'Abraham, lors de cette rencontre avec Melchisédech, lui donna « la dîme de tout » et qu'il reçut de lui la bénédiction. Notre auteur peut conclure : « or, sans aucun doute, c'est l'inférieur qui est béni par le supérieur. » (He 7, 7). Ainsi en la personne d'Abraham, c'était Aaron et ses descendants – tous les fils de Lévi – qui par avance donnaient la dîme à Melchisédech et recevait de lui la bénédiction.

Or c'est ce sacerdoce, dont la Bible fait mention bien avant de parler du sacerdoce lévitique, que Jésus a reçu du Père (cf. He 5, 5). Pour le démontrer, l'auteur fait ici appel au Ps 110, un psaume reconnu comme messianique dans l'interprétation courante du judaïsme de cette époque (cf. Mt 22,44) et qui sera souvent cité dans le NT (plus de 20 fois). Mais malgré l'importance reconnue à ce texte, il semble bien que personne avant notre auteur n'aie eu l'idée de le lire de cette manière et de réunir ce qui est dit au v. 1 avec ce qui se lit au v. 4. Dans le v. 1 de ce psaume, Dieu reconnait le Roi-Messie comme son Fils « tu es mon Fils, aujourd'hui, je t'ai engendré », et au v. 4, il le proclame, avec un serment, « tu prêtre pour l'éternité, selon l'ordre de Melchisédech ».

Par ce serment, par cet engagement solennel qui n'était pas mentionné pour le sacerdoce lévitique (cf. He 7, 20), Dieu ouvrait la voie à une alliance meilleure. De cette alliance meilleure, dont Jésus est devenu le garant, l'auteur reparlera un peu plus loin en citant in extenso l'annonce faite autrefois par le prophète Jérémie (He 8, 1-13). Et notre auteur conclut : « Si la perfection était réalisée par le sacerdoce lévitique (…) quel besoin y avait-il encore que se présentât un autre prêtre selon l'ordre de Melchisédech et qu'il ne fut pas dit ‘selon l'ordre d'Aaron' » (He 7, 11). Et il ajoute : « changé le sacerdoce, il se produit nécessairement aussi un changement de Loi » (He 7, 12).

5) Le sacrifice de l'alliance nouvelle

Au moment d'aborder la manière dont Jésus « accomplit » ce sacerdoce, l'auteur nous avertit : il est arrivé au « point capital de son exposé » (He 8, 1). En effet, ce qui différencie les deux sacerdoces, c'est « l'offrande sacrificielle d'un genre tout à fait nouveau, grâce à laquelle le Christ a été vraiment ‘rendu parfait' » (A.VANHOYE, CE 19, p. 48). Pour comparer les deux sacerdoces, l'auteur choisit dans le sacerdoce lévitique ce qu'il avait de plus grand : il nous montre le grand-prêtre lors de la liturgie du Yom Kippour (cf. Lv 16). Evoquant le Temple – pour lui, la Tente du désert – il rappelle qu'elle comprenait deux parties bien distinctes : le Saint et le Saint des Saints. Dans la première, les prêtres entraient chaque jour pour offrir des sacrifices ; à la seconde, au-delà du voile, seul le grand-prêtre avait accès, et cela, une seule fois dans l'année, le Jour des Expia-tions, pour obtenir par une offrande sacrificielle le pardon de ses propres péchés et de ceux du peuple (He 9, 7).

Une célébration solennelle, grandiose ! Mais quelle était la valeur de cette cérémonie ? Comme le souligne notre auteur, cette liturgie ancienne se révélait impuissante à établir une véritable médiation entre Dieu et le peuple, puisque toutes les séparations demeuraient et qu'il fallait la recommencer chaque année. Et de fait, d'une part le grand-prêtre ne pénétrait pas dans l'habitation même de Dieu mais dans une construction humaine, dans la copie de ce que Moïse avait pu contempler autrefois sur la montagne (He 8, 5 ; cf. Ex 25, 40), et d'autre part, ce qui rendait surtout cette médiation impuissance, c'était la nature du sacrifice offert : « des dons et des sacrifices qui n'ont pas le pouvoir de rendre parfait l'adorateur en sa conscience » (He 9, 9). Comme le note le P. Vanhoye, « La critique que l'auteur exprime au sujet des sacrifices anciens est très significative. Elle ouvre une perspective inattendue sur le but de l'offrande sacrificielle. Spontanément, nous concevons cette offrande comme un moyen de faire plaisir à Dieu et de nous attirer ses bonnes grâces. L'auteur invite à prendre la perspective inverse : il montre que l'effet du sacrifice doit être bien plutôt de transformer celui qui offre, non Celui à qui il est offert. Les offrandes rituelles du culte ancien manquaient de valeur ; elles « étaient incapables de rendre parfait en sa conscience celui qui rendait le culte » (9, 9) » (CE 19, p.49) Au contraire, par son sacrifice unique, Jésus a fait d'une condamnation à mort l'occasion de la plus grande docilité envers le Père et de la plus grande solidarité avec les hommes. Ce sont les deux dimensions du sacrifice du Christ, qui correspondent aux deux dimensions de la croix. La croix a une dimension verticale, qui concerne le rapport avec Dieu, et une dimension horizontale, qui concerne le rapport avec les frères. Jésus a fait de sa mort un sacrifice d'alliance grâce à la docilité filiale et à la solidarité poussée à l'extrême. L'auteur a ainsi complètement renouvelé l'idée du sacrifice et l'idée du sacerdoce dans l'Ancien Testament. En effet, pour entrer en relation avec Dieu, l'homme a besoin d'une transformation profonde de son être, une transformation qui ne peut pas être obtenue par le sang des animaux (cf. He 10, 4). Et c'est cette transformation qui nous est offerte par le Christ. Lui est entré « par (dia) une tente plus grande et plus parfaite… qui n'appartient pas à cette création et par (dia) son propre sang » ; il est entré « une fois pour toutes dans le véritable sanctuaire » (He 9, 11-12). On comprend facilement l'expression « il est entré par son propre sang », plus efficace que le sang des taureaux et des boucs. Il est plus difficile de saisir ce que l'auteur veut dire quand il écrit que Jésus est entré « par une tente plus grande et plus parfaite. On peut penser que l'auteur met ici en lumière ce que la tradition évangélique – une tradition qui existait certainement déjà bien avant la rédaction des Evangiles et de cette Lettre – suggérait en parlant d'un Temple nouveau. Cette tradition nous a conservé les paroles de Jésus, prononcées sur le Temple, et qui sont rappelées lors de son procès : « Nous l'avons entendu qui disait : Je détruirai ce Sanctuaire fait de main d'homme, et en trois jours j'en rebâtirai un autre, qui ne sera pas fait de main d'homme. » (Mc 14, 58 ; cf. Mt 26, 61). Selon le P. Vanhoye, l'auteur veut exprimer par là que « Jésus par sa mort et par sa résurrection a constitué un nouveau Temple, non plus matériel mais spirituel, qui permet aux croyants d'entrer réellement en rapport avec Dieu ». Et Saint Jean (cf. Jn 2, 13-22) précise clairement ce que les autres laissent entendre : ce nouveau Temple n'est autre que le corps du Christ ressuscité. (cf. CE 19, p.50)

En effet, par toute sa vie, mais particulièrement par sa Passion, Jésus s'est offert lui-même à Dieu d'une manière nouvelle et totale (cf. He 10, 5-10) et Dieu a répondu à cette offrande en le ressuscitant des morts et en le faisant « asseoir pour toujours à sa droite » (cf. He 10, 12). Comme on le voit à ce dernier trait, son sacrifice, l'acte de son sacerdoce, ne s'achève pas à la croix mais à son entrée dans le ciel. Or comme le dit notre auteur, ce n'est pas pour lui, mais pour nous, « pour ses frères » (cf. He 2, 14), que le Christ « tout Fils qu'il était, apprit de ce qu'il souffrit, l'obéissance » (cf. He 5, 8).

Par sa vie donnée, Jésus a réalisé la promesse faite autrefois par Jérémie : il a scellé l'alliance nouvelle et obtenu le pardon de tous les péchés humains, pourvu que par la foi, les hommes entrent dans cette alliance et se disposent au pardon que Dieu leur accorde : « Il a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie » écrit notre auteur (He 10, 14) Si le Christ peut nous faire participer à son sacerdoce, c'est parce que sa consécration ne s'est pas faite, comme c'était le cas pour les grands-prêtres lévitiques, par un rituel de sé-paration, mais dans un événement où il a poussé à l'extrême sa solidarité avec nous. Désormais dans le Christ un homme nouveau existe, un « cœur nouveau existe » (cf. Ez 36, 26) et c'est ce qui nous est offert, si nous adhérons au Christ : « nouveauté stupéfiante : entre les chrétiens et Dieu, les barrières sont supprimées, les séparations n'existent plus ! Le contraste est total avec la situation de l'Ancien Testament. » (A.VANHOYE, CE. 19, p. 54)

Tous les croyants sont donc maintenant invités à s'approcher de Dieu. Et c'est là un privilège plus grand que celui qui autrefois était réservé au seul grand-prêtre, puisque les croyants peuvent désormais entrer dans le véritable sanctuaire et cela sans aucune limitation, et non pas seulement une fois par année : « ayant donc l'assurance voulue pour l'accès au sanctuaire par le sang de Jésus (…) approchons-nous avec un cœur sincère, dans la plénitude de la foi, les cœurs nettoyés de toutes les souillures d'une conscience mauvaise et le corps lavé d'une eau pure. » (cf. He 10, 19-22). Certes l'entrée dans le sanctuaire n'est possible que « par le sang de Jésus » (He 10, 19). Nous ne pouvons pas avancer sur cette voie nouvelle par nos propres efforts mais par la foi, car c'est la foi (les sacrements de la foi : le baptême et l'Eucharistie) qui nous fait adhérer au Christ et nous permet d'être en communion avec Dieu.

6) Le sacerdoce du Christ et celui des baptisés

On découvre ainsi toute la nouveauté que nous apporte cette Lettre aux Hébreux au sujet du sacerdoce : elle met en lumière le sacerdoce du Christ mais ouvre également la voie à celui des baptisés. A la place du culte grandiose célébré, avec ses multiples sacrifices, qui se déroulait dans le Temple de Jérusalem, il n'y a plus désormais que l'unique offrande de Jésus, à laquelle nous avons part grâce aux sacrements. Par le baptême, nous sommes plongés dans la mort et la Résurrection du Christ (comme le dira s. Paul : cf. Rm 6) ; en célébrant l'Eucharistie, nous faisons mémoire (nous rendons présent –nous nous rendons présents) du don que Dieu nous a fait dans le Christ (cf. 1 Co 11, 23).

Pour les chrétiens, il n'y a donc qu'un seul sacerdoce, et un seul prêtre : Jésus ; lui seul est notre médiateur. Mais tous les baptisés participent à son sacerdoce. En lui, ils peuvent faire de leur vie de chaque jour une offrande agréée par Dieu (cf. Rm 12, 1), devenant ainsi comme nous le demande Pierre « un sacerdoce saint » : « Approchez-vous de lui, la pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie, précieuse auprès de Dieu. Vous-mêmes comme pierres vivantes, prêtez-vous à l'édification d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d'offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ. (…) Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple ac-quis pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. (1 P 2, 5 et 9)

Comme je le disais en commençant, la Lettre aux Hébreux est le seul texte du NT qui traite explicitement du sacerdoce de Jésus et qui nous montre comment Jésus « accomplit » sur ce point ce que l'AT esquissait. La Première Lettre de Pierre apporte à cet enseignement un complément précieux en parlant du sacerdoce des baptisés : les croyants forment ensemble une communauté sacerdotale. Ces deux écrits sont pour nous un témoignage de la réflexion croyante de nos premiers frères chrétiens pour découvrir tout le contenu de leur foi.

Conclusion : un authentique approfondissement de la foi

Pour conclure, en revenant à la Lettre aux Hébreux – qui est notre sujet – il faut reconnaitre que la pensée de cet auteur est assez particulière et que son exégèse peut nous surprendre et nous désorienter. Mais elle était celle de son temps et de son milieu. De plus, comme je l'ai mentionné, quelques textes de la tradition préparaient la voie à cette réflexion : les paroles de Jésus sur le Temple, (déjà citées), mais aussi le choix de Jésus qui avait lié sa mort à la célébration de la Pâque (cf. 1 Co 5, 7) et les paroles qu'il avait prononcées au cours de son dernier repas, sur le pain et sur la coupe : « ceci est mon corps donné / livré pour vous », « cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang versé pour vous. » (Lc 22, 19-20 et par.) Mais peut-être une question demeure-t-elle en vous : peut-on accepter cette présentation du sacerdoce. D'une part, cet auteur parait bien isolé dans le NT ; d'autre part, sa manière d'utiliser les textes de l'AT pour son argumentation, nous semble certes élégante mais parfois assez gratuite. Quelle est donc la valeur pour nous de cette Lettre aux Hébreux ? Il faut reconnaître qu'il ne nous est pas toujours facile de suivre cet auteur. Mais ce qui est ici décisif, c'est notre foi en l'Eglise ; ce qui donne force à ce texte et au message contenu dans cette Lettre, c'est sa réception dans le canon. En accueillant cet écrit dans le NT, la communauté croyante y a reconnu une Parole de Dieu pour son Eglise. Comme d'autres développements du NT, nous sommes invités à reconnaitre dans le message de cette Lettre l'action de l'Esprit Saint que Jésus avait promis aux disciples, pour leur rappeler ses propres paroles et pour les introduire « dans la vérité toute entière » (cf. Jn 16, 13).

Masseo Caloz


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