Magazine Nouvelles

24. Vincent fée du logis

Publié le 23 février 2010 par Irving
La pluie triste fait fondre les vitres à petit feu, et nous bouffe la lumière. Mon fief s'étend du lit au canapé, et l'unique lampe de la pièce le baigne d'une lumière faible et inutile. C'est la fin de l'après-midi et on y voit déjà plus à trois mètres. Seul sur mon petit domaine, je regarde les fenêtres se dissoudre lentement, et la pluie grise et fine qui rend flou l'immeuble d'en face.
Mais il faut plus qu'une roquette pour m'abattre. J'ai un haussement d'épaules involontaire, suivi d'un sourire nerveux. Je triture du bout de l'ongle le post-it que j'ai en main, comme pour effacer l'encre, comme pour révéler un trucage. J'essaye de ne pas reconnaître ma propre écriture.
Vincent passe dans le salon, et ramasse plusieurs vêtements que j'ai laissé traîner. Il me conseille de lâcher l'affaire, et d'admettre que j'ai simplement oublié un passage. Il insinue à mots couverts que je n'ai pas toute ma tête en ce moment.
Sans lever mes yeux du morceau de papier, je lui rappelle que je ne lui ai pas faussé compagnie depuis mon retour à Paris.
-La nuit on dort, me répond-il. Tu es peut-être somnambule.
-Et comment j'aurais fait tout seul pour faire bouger la stèle ?
-J'ai vu un documentaire une fois... Il paraît que les somnambules ont une force démesurée.
Il ne semble pas y croire lui-même. Pour changer de sujet, il me reproche de me laisser aller, et de me complaire dans la déprime. Il m'envoie les fringues qui traînaient par terre à la gueule, en me rappelant que je suis chez lui ici.
Je m'enfonce dans le canapé. Vincent s’affaire à ramasser tout ce qui traîne, à nettoyer là où ça part. Je lui demande si sa Martine ne lui rend pas visite ce soir, par hasard.
-Non, c’est juste que j’aime faire le ménage.
-Sérieux ?
-Mais non, connard. Elle vient manger ce soir. La copine de Xavier aussi.
Je porte le post-it devant moi, face à la fenêtre, pour essayer de voir par transparence s’il ne contient pas un message caché. Mais l’extérieur est sombre, et il n’y a sans doute pas assez de lumière pour le deviner.
-Tu sais, me dit Vincent, je sais que c’est dur de perdre ta collection de bandes dessinées comme ça. On sait tous à quel point ça comptait pour toi.
-Ca et d’autres trucs.
-Mais mec, putain, deviens pas un légume de canapé. Faut profiter du temps que t’as.
-Pour faire quoi ?
-Pour apprendre à jouer du violon. A ton avis, bordel ? Tu veux être écrivain, merde…
Il va continuer son rangement dans une autre pièce. Je contemple l’écran éteint de la télévision, en m’avouant que c’est toujours moins chiant de continuer à écrire que de fabriquer une super-antenne pour capter les chaînes étrangères. Et si j’arrive pas à écrire convenablement, je pourrai toujours demander à Vincent de trouver une autre console de jeu.
La pluie se fait plus fine, si c’est encore possible. Le monde de dehors devient presque liquide, et garde cette teinte sombre et grise. Mais l’hiver touche à sa fin et bientôt nous pourrons sortir, et découvrir Paris au printemps, avec ses rues éventrées et son bourdonnement sourd qui annonce la fin de tout ce que nous connaissons.
J’apprends à connaître ce canapé, et j’apprends à connaître ce post-it que je ne me souviens pas avoir écrit. Ils me restent pourtant mystérieux, parce que je ne suis pas assez grand pour envisager les choses de haut. Je ne suis pas assez vivant pour sortir sous la pluie sans me dissoudre.
«-Je ne sais plus si je veux encore être chevalier.
-Ça dépendra de quoi ?
-Ça dépendra de rien. Ça dépendra du temps qu’il fera demain et des femmes que je rencontrerai la semaine prochaine. Et puis aussi du nombre de gobelins encore en vie qui parcourent les terres de Brukaris.
Le fidèle Morgados posa un regard attristé sur son ami Paxton Fettel. Les chevaliers étaient nombreux, et notre héros n’était pas le meilleur d’entre eux. Les gobelins se faisaient rares, dorénavant. Mais une clameur venant de l’est faisait état d’une armée de démons qui s’établissait aux portes du Monde.
Au final, les forces du mal n’étaient jamais loin, et les chevaliers n’étaient jamais assez nombreux. Et Morgados savait pertinemment que si son ami doutait, c’est parce que le grand mage Pielosk l’avait forcé à manger six elfes vierges pour asseoir sa puissance. »

Xavier pose les feuilles de papier sur la table, d’un mouvement brusque.
-Putain mec, grogne-t-il, on va manger !
-Désolé.
Je touille mollement les tomates, qui semblent prendre leur temps pour cuire. Mais c’est peut-être parce que nous chauffons tout à feu doux pour rationner notre bouteille de gaz. Pendant que Xavier poursuit sa lecture, Vincent vient m’apporter une petite barquette de viande hachée, en me conseillant vivement de ne pas la faire cramer.
-Si tu savais ce que j’ai dû faire pour l’avoir…
-Ah bon ? Tu veux en parler ?
-Ta gueule, répond-il avec un sourire amusé.
Précautionneusement, j’ouvre la barquette et pioche un petit bout de viande pour le porter à ma bouche. Le bœuf a le goût du monde d’avant. Il apporte avec lui les brasseries et les mac-dos.
Xavier pose une fois de plus les feuilles et me regarde avec perplexité. Il a l’air de s’inquiéter sincèrement.
-Mec, dit-il, c’est pas grandiose.
-Je sais.
Il pose sa main sur son épaule, et je fais un effort pour ne pas faire de blague vaseuse. Je me concentre sur mes tomates à remuer, et sur cette viande qui attend d’être dégustée. J’essaye de me maintenir debout, et je me persuade que c’est ça qui engloutit mon énergie. Je dis des mensonges, et je fais de la cuisine pour ne pas avoir à me remettre au travail.
Il me reste de l’énergie, et c’est pas comme si j’avais rien à raconter. Mais j’ai faim, et j’ai envie d’être triste et paumé. Je règne sur le canapé, sur le lit, et je remets le reste à demain.
-T’écris toujours des trucs qu’on comprend pas ?
Je regarde la Martine de Vincent, qui me sourit d’un air espiègle. Je lui réponds que oui, mais qu’en ce moment j’essaye de faire des efforts. Je lui passe la casserole de spaghettis bolognaises en lui promettant qu’elle m’en dira des nouvelles.
-Moi, déclare la Martine de Xavier, j’ai du mal avec la fiction, je préfère les livres qui t’apprennent des trucs.
Je jette un regard à Xavier, qui mâche ses pâtes en souriant. Vincent me ressert du vin et change de sujet. J’ai l’impression que les choses rentrent peu à peu dans l’ordre. Nous savourons nos spaghettis en célébrant la fin imminente de l’hiver, et je me remets à écrire des petites histoires qui font sourire.
Je suis moins mégalomane, et j’en viens à m’en foutre de savoir comment j’ai pu aller glisser un post-it dans mon propre cercueil sans m’en rendre compte. Je boite moins qu’avant, et bientôt je ne serai plus obligé de rester sur le canapé toute la journée. Vincent a rangé son appartement, et même s’il est petit il nous servira de refuge jusqu’à ce que les choses rentrent dans l’ordre. De toute manière on passera l’été dans les parcs publics, à bronzer avec des gilets pare-balles.
Xavier me glisse que les aventures de Paxton Fettel prennent un tournant qui le déconcerte un peu, et se demande si je ne vais pas perdre mon lectorat. Il se fait la réflexion que je devrais continuer à écrire sur ma vie.
-J’en ai fini avec Irving Rutherford, dis-je fièrement. Le monde a besoin de chevaliers.
-T’es pas le chevalier. T’es toujours ce pédé de magicien.
-C’est parce que c’est vraiment trop cool de balancer des boules de feu.
Vincent ramène un paquet de cigarettes du placard rempli, et nous en propose une à chacun. Nous fumons avec délice et nous appliquons diaboliquement à mettre nos cendres dans les assiettes vides, parce qu’on ne sait pas qui fera la vaisselle.
Les deux Martines parlent entre elles, avec ardeur, de tout et de rien. Soudain on frappe à la porte et personne ne le remarque, sauf Vincent. Il va ouvrir d’une main tremblante, et je comprends instinctivement que personne n’est sensé connaître cette adresse.
Il fait entrer un homme que nous espérions ne jamais revoir. Xavier tressaille, et sans se lever de sa chaise, se saisit d’un couteau de cuisine. Le chef des révolutionnaires pénètre dans l’appartement avec un sourire satisfait, sûrement ravi de l’effet qu’il produit. Il vient s’asseoir à notre table avec un air paisible, sans lance-roquette et sans homme de main.
Vincent ferme la porte, qui claque dans le silence sombre, et vient pesamment s’asseoir à son tour. L’homme nous demande une cigarette, que Vincent lui accorde d’un hochement de tête. Il se l’allume en m’adressant un clin d’œil dont je ne parviens pas à déceler l’utilité. Peut-être pour me dire qu’il s’excuse de m’avoir tué.
-On vous a pas oublié, dit l’homme.
-Comment vous nous avez trouvé ? demande Vincent.
-On a des nouvelles recrues. Des nouveaux horizons. Bref, on s’agrandit.
Il met lui aussi ses cendres dans une assiette vide, par mimétisme. Il nous annonce que la révolution ne faiblit pas, et que c’est probablement notre dernière chance de suivre le mouvement. Qu’il a besoin de bricoleurs comme Xavier et de réapprovisionneurs comme Vincent. J’écrase ma cigarette, en déclarant que de toute manière il n’a pas besoin d’écrivains, avant d’aller rejoindre mon cher canapé.
-Mais Irving Rutherford est déjà de notre côté, répond-il avec malice.
Je suis pris de sueurs froides sans savoir pourquoi. Je m’installe sur le canapé en m’accrochant furieusement à mes bonnes résolutions, mais ce type me fait douter comme un enculé.
-Je suis Sancho, se présente-t-il en tendant la main à Vincent.
-On veut juste avoir la paix, répond ce dernier en ignorant la poignée de main qui s’offre à lui.
-Le truc c’est que les choses ne risquent pas d’évoluer calmement.
Il a sans doute raison. De mon canapé, j’écoute la voix lointaine de Vincent qui s’énerve, et les ongles de Xavier qui crissent sur le manche du couteau. Irving Rutherford se trouve toujours du côté des roquettes et des émeutes. Il ne peut pas s’en empêcher, parce que le mouvement est sa vie. Il transporte sur son dos les batailles épiques et les voyages absurdes. Et je me bats sans cesse contre lui pour avoir une vie calme.
Sancho finit par quitter l’appartement, en jurant qu’il ne nous enverra plus de roquettes. Il regrette que nous n’arrivions pas à nous adapter à la mouvance générale. Pour toute réponse, Vincent hausse les épaules, espérant sans doute que les choses n’aillent pas plus loin.
-Moi je dis qu’on aurait dû tuer ce fils de pute, lâche Xavier entre ses dents.
On ne veut plus subir. On veut des spaghettis bolognaises et des jours sans combat. Surtout, on veut être plus intelligents que les autres, même si c’est impossible.
Note : Caser une scène d’action
Prochainement : Xavier le ninja

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Irving 14 partages Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines