D'un regard

Publié le 25 février 2010 par Anaïs Valente

Elle ne l'avait pas cru quand son vieux père le lui avait annoncé, c'était tellement risible.  D'ailleurs, elle ne croyait en rien de surnaturel, elle avait les deux pieds bien posés sur cette terre, elle.  Elle ne croyait pas en dieu.  Elle ne croyait pas au paradis.  Ni à l'enfer, d'ailleurs.  Les anges, pour elle, n'étaient que des décorations de Noël.  Les esprits, une invention des scénaristes.  Elle, elle croyait en la vie.  En la nature, née du big bang.  En l'argent, censé lui faciliter l'existence.  A peine si elle croyait en l'amour, concept trop abstrait pour son esprit cartésien. 

Alors, croire en un pouvoir aussi absurde que ridicule, c'était le grand n'importe quoi.

Ainsi, lorsqu'il lui avait prétendu détenir le pouvoir de tuer d'un simple regard, pour autant qu'il soit en colère contre la personne regardée, elle n'avait rien trouvé de mieux que de le mettre au défi de la tuer.  Elle lui avait chanté, d'un air aussi espiègle que moqueur "il a les yeux révolver, il a le regard qui tue", sur l'air d'un tube de Marc Lavoine, puis lui avait lancé "prouve-moi que tu as ce fameux pouvoir, tue-moi d'un regard, allez, vas-y, je sais que je te mets souvent en colère, vas-y, vas-y, n'hésite pas".

Il l'avait regardée, ou plutôt couvée du regard.  Elle était sa fille unique et adorée, il ne pourrait jamais la haïr au point de parvenir à exercer cette capacité sur elle.  Il avait donc tenté de lui expliquer le fonctionnement de ce pouvoir, la meilleure façon de le maîtriser, de l'appréhender, de le dompter.  Car, il en était persuadé, à son décès, elle en hériterait.  Et, sans un bon écolage, ce serait un carnage.  Il était passé par là à la mort de son propre père.  Il était responsable de bien des décès, mais il avait réussi à gérer sa colère et ses regards au mieux et pouvait se vanter de n'avoir plus causé le moindre drame depuis 23 ans 11 mois 4 jours et 21 heures.

Mais elle refusa de l'écouter, se contentant de rire aux éclats devant ce qu'elle prenait pour des inepties.

Puis il mourut.

Dans ses papiers, elle trouva une lettre à son attention, qui l'avertissait encore et encore du danger potentiel de son regard et de cette faculté héréditaire démoniaque.

Mais rien ne se passa durant trois années. 

Alors, elle oublia.

Jusqu'à ce qu'elle rencontre Benoît.  Une histoire classique.  Banale.  Un jeu de séduction.  Un coup de foudre.  Pour elle.  Une nuit d'amour.  Pour elle.  Présage d'une jolie romance.  Pour elle.  Une nuit de sexe.  Pour lui.  Un coup d'un soir, comme on dit.  Pour lui.

Lorsque, le matin venu, il se rhabilla, tel un voleur, et tenta de partir sans un bruit, elle le crut d'abord timide et tenta de se lover contre lui.  Il la repoussa si brutalement qu'elle n'en crut pas ses yeux.  Elle insista.  Il la brusqua à nouveau.  C'est à ce moment qu'elle le regarda, tellement en colère d'avoir été la proie facile de ce séducteur, tellement en rage contre sa propre bêtise.  Et il s'effondra, presque immédiatement.  Lentement.  Silencieusement.  Durant de longues minutes, elle resta accroupie près de son corps sans vie, pétrifiée par l'horreur, croyant à un cauchemar.  Ou une plaisanterie.  Puis, elle appela la police.  L'enquête et l'autopsie conclurent à un arrêt cardiaque naturel.  Une mort naturelle.  Mais au fond d'elle, elle savait.

Elle alla sur la tombe de son père.  Elle l'engueula.  Le supplia de l'aider.  De lui envoyer un signe.  Un mode d'emploi.  Afin que cela ne se reproduise plus.

Elle se terra chez elle de longs mois.  Refusa tout rendez-vous amoureux.  Evita toute dispute avec quiconque.  Et lorsqu'elle se sentait un peu fâchée contre autrui, elle fuyait, sans un regard.  Surtout, sans un regard.

Deux années passèrent.

Elle finit par oublier l'épisode Benoît.  Et reprit sa vie, méfiance endormie.

C'est le dossier Lambotte qui la replongea dans l'horreur.  Monsieur Lambotte était un client horripilant au plus haut point.  Mais elle le savait.  Elle en faisait son affaire.  Depuis des années, elle gérait ce dossier d'une main de maître.

Ce vendredi-là, Monsieur Lambotte débarqua au bureau, plein de courroux.  Il la héla d'un geste brusque et se mit immédiatement à hurler.  Au milieu des cris, elle crut comprendre qu'une faute d'orthographe était responsable de sa rage.  Une simple petite faute d'orthographe.  Pas d'orthographe, qui plus est, une faute de frappe. 

Calmement, ainsi que sa profession l'exigeait, elle s'excusa, reconnut qu'une telle faute était inadmissible et confirma qu'elle veillerait à ce que cela ne se reproduise plus.

Il continua cependant à vociférer à qui mieux mieux. 

Sans qu'elle s'en rende vraiment compte, son calme fit place à une exaspération bien justifiée, et elle lui expliqua, d'une voix dont le ton montait imperceptiblement, à quel point elle avait fait preuve de patience à son égard durant des années, accepté ses visites impromptues et difficilement supportables, subi ses tergiversations perpétuelles.  Elle conclut d'un "ça suffit, maintenant, Monsieur Lambotte", en le fixant de ses yeux clairs.  Et comprit immédiatement son erreur, en voyant son regard se révulser.  Il tomba quelques secondes plus tard.  Lentement.  Silencieusement.

Elle ne fut nullement étonnée par la suite des événements.  Police.  Ambulance.  Diagnostic.  Arrêt cardiaque.

Cette fois, elle se rua au cimetière et, sans aucun respect pour son défunt père, elle hurla de rage contre cet héritage qui n'était en fait qu'une malédiction. 

Une malédiction qui la condamnait à ne plus jamais se mettre en colère.  Elle l'avait compris, elle devrait, durant les années que durerait sa vie, être "une gentille dadame", docile, aimante, respectueuse.  Jamais en colère.  Jamais.  Mais une vie est-elle réellement possible sans colère ?

Elle chercha des solutions.

Elle acheta d'abord des lunettes noires, et prétexta une hypersensibilité à la lumière pour les garder sur son petit nez en trompette à longueur de journée, espérant ainsi filtrer son dangereux regard.

Elle tenta ensuite de reporter ses accès de nervosité sur des animaux.  Elle adorait les animaux, mais préférait en sacrifier un plutôt qu'une vie humaine.  Elle se persuada que se débarrasser de quelques guêpes ou araignées serait salutaire.

Durant quelques années, forte de cette nouvelle tactique, elle ne provoqua plus aucun drame.

Du moins le croyait-elle.

Un mercredi ensoleillé, elle se rendit, comme chaque mercredi, ensoleillé ou pas, à son cours de piano.  Assise sur sa chaise, attendant l'heure de sa leçon, partitions en main, elle fut surprise de ne pas entendre jouer l'élève précédent, comme à l'accoutumée.  Elle avait beau tendre l'oreille, le silence était absolu. 

Une angoisse sourde tenailla alors son estomac, lui infligeant la pire nausée qu'elle eut connue : "Et si je l'avais tué hier, avec mon énervement sur ce morceau de Bach impossible à jouer ?  Si je l'avais inconsciemment maudit ?  Non, je ne l'ai pas regardé, c'est impossible.  Je ne le regarde d'ailleurs jamais.  Mais j'ai scruté ma partition, durant des heures, le maudissant encore et encore de cet exercice trop complexe pour moi."

Elle se rua alors dans la classe, mais ne put que constater son absence.  Absence qui la rassura.  Au moins, il n'était pas sur le sol, raide mort, terrassé par cette crise cardiaque typique.

Elle s'informa auprès des autres professeurs et apprit que son absence était uniquement due au décès d'un membre de sa famille.

Rassurée, elle rentra chez elle.  Mangea.  Dormit.  Répéta Bach.  S'énerva.  Fixa avec rogne une mouche qui passait par là, laquelle tomba immédiatement sur le sol.  Elle se calma ensuite, et fila au lit.

En pleine nuit, elle se réveilla en sueur.  Elle s'assit sur son lit, et réfléchit.

Un parent de son professeur de piano était décédé aujourd'hui.  Professeur qu'elle avait maudit.

Elle analysa alors les mois passés, mois qu'elle croyait dénués de tout drame qui lui serait imputable.

Trois semaines auparavant, l'oncle de sa meilleure amie Alice était décédé, à 78 ans, d'une crise cardiaque.  Rien que de bien normal, à cet âge.  Du moins si elle ne pensait pas à la dispute qui avait éclaté entre Alice et elle-même, quelques jours plus tôt.  Apprenant le décès de son oncle, elle s'était encourue pour soutenir Alice, oubliant cette dispute.

Le mois dernier, c'est le papa de sa collègue, très âgé lui aussi, qui avait succombé à un arrêt cardiaque.  Collègue avec laquelle elle avait eu un énorme différend quant à la gestion d'un dossier complexe.  Des heures durant, elles avaient bossé ensemble, se disputant régulièrement quant au contenu du dossier.  Au point qu'elle en avait eu des insomnies durant plusieurs nuits.

Avec une horreur grandissante, elle continua sa réflexion.

Il y a trois mois, le nouveau compagnon de sa maman avait survécu in extremis à un problème cardiaque, car il se trouvait justement, heureux hasard, hospitalisé pour une raison tout autre.  Il végétait depuis lors dans un fauteuil roulant, récupérant peu à peu ses capacités physiques et intellectuelles.  Par contre, elle avait beau se creuser la cervelle, elle ne se souvenait d'aucune dispute particulière ayant pu provoquer ce drame.  Etrange.  Elle le sentait cependant, là, au fond d'elle même, qu'elle était responsable.  Comme si une colère sourde grondait depuis toujours.  Elle était responsable.

Responsable, mais pas coupable.

Responsable, sans doute aussi, du décès de plusieurs membres de la famille de son patron, qui l'exaspérait régulièrement, comme tout patron qu'il était.

Responsable de la mort de l'épouse de son libraire, sur lequel elle avait hurlé comme une damnée quand il n'était pas parvenu à lui dénicher un bouquin qu'elle rêvait de lire, non réédité.

Responsable, peut-être, certainement, d'autres décès dont elle ignorait tout.

Ce serveur qui l'avait draguée ostensiblement, via des propos immondes, et qu'elle avait ensuite maudit tout le reste de la soirée...

Cet homme qui avait partagé sa vie durant quelques mois, jusqu'à ce qu'elle le vire manu militari, suite à la disparition de plusieurs billets dans son portefeuille.

Cette femme qui lui avait pris sa place de parking via une habile queue de poisson... 

Cette gamine qui avait lancé un "t'as vu maman, elle est bizarre la robe de la dame"...

Ce chien qui s'était ébroué après l'orage, la mouillant au passage...

Suffit.

Elle en conclut, désespérée, que si elle avait réussi à contenir sa colère et à en protéger ses victimes, cette colère se retournait systématiquement contre autrui. Quelqu'un qu'elle ne connaissait pas, ou presque. Et ce, comble de l'ironie, sans même un regard.  Comme si son don était encore plus fort que celui de son père.  Plus pernicieux. Plus dangereux, car uniquement guidé par la pensée.

Maintenant elle savait.

Elle savait qu'elle n'était pas parvenue à maîtriser totalement son pouvoir.

Elle savait que quoi qu'elle fasse pour s'en protéger, il était plus fort qu'elle.

Elle savait qu'elle ne pourrait plus jamais supporter cela.

Alors, elle s'approcha lentement de son grand miroir, celui que son père lui avait offert, un miroir qui était dans la famille depuis plusieurs générations, selon lui.  

Elle ôta ses lunettes noires.

Il lui fut particulièrement aisé de se mettre en colère contre elle-même, tant les tragédies qu'elle avait provoquées la révulsaient au plus haut point.  Elle se haïssait. Elle haïssait son père de lui avoir légué ce pouvoir en héritage.  Mais elle se haïssait encore plus de ne pas l'avoir écouté.  De ne pas avoir appris à se maîtriser, comme il le faisait.

Elle se regarda alors dans le miroir. Elle fixa ses pupilles dilatées par l'angoisse, noyées dans un iris d'un bleu si clair qu'il paraissait tellement invraisemblable qu'il puisse être responsable de tant de drames. 

Elle se regarda quelques secondes à peine, le corps vibrant d'une haine féroce à son encontre.

Quelques secondes suffirent.

Sans aucun bruit, son corps sans vie glissa, comme au ralenti, sur le tapis. 

Lentement.  Silencieusement.