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Iles Lavezzi ou l'Agonie de la Sémillante

Publié le 26 février 2010 par Araucaria
Iles LavezziIles Lavezzi - Photo trouvée sur le net
"Puisque le mistral de l'autre nuit nous a jetés sur la côte corse, laissez-moi vous raconter une terrible histoire de mer dont les pêcheurs de là-bas parlent souvent à la veillée, et sur laquelle le hasard m'a fourni des renseignements fort curieux.
... Il y a deux ou trois ans de cela.
Je courais la mer de Sardaigne en compagnie de sept ou huit matelots douaniers. Rude voyage pour un novice! De tout le mois de mars, nous n'eûmes pas un jour de bon. Le vent d'est s'était acharné après nous, et la mer ne décolérait pas.
Un soir que nous fuyions devant la tempête, notre bateau vint se réfugier à l'entrée du détroit de Bonifacio, au milieu d'un massif de petites îles... Leur aspect n'avait rien d'engageant : grands rocs pelés, couverts d'oiseaux, quelques touffes d'absinthe, des maquis de lentisques, et, çà et là, dans la vase, des pièces de bois en train de pourrir; mais, ma foi, pour passer la nuit, ces roches sinistres valaient encore mieux que le rouf d'une vieille barque à demi-pontée, où la lame entrait comme chez elle, et nous nous en contentâmes.
A peine débarqués, tandis que les matelots allumaient du feu pour la bouillabaisse, le patron m'appela, et me montrant un petit enclos de maçonnerie blanche perdu dans la brume au bout de l'île :
"Venez-vous au cimetière? me dit-il.
- Un cimetière, patron Lionetti! Où sommes-nous donc?
- Aux îles Lavezzi, monsieur. C'est ici que sont enterrés les six cents hommes de la Sémillante, à l'endroit même où leur frégate s'est perdue, il y a dix ans... Pauvres gens! ils ne reçoivent pas beaucoup de visites; c'est bien le moins que nous allions leur dire bonjour, puisque nous voilà...
- De tout mon coeur, patron."
Qu'il était triste le cimetière de la Sémillante!... Je le vois encore avec sa petite muraille basse, sa porte de fer, rouillée, dure à ouvrir, sa chapelle silencieuse, et des centaines de croix noires cachées par l'herbe... Pas une couronne d'immortelles, pas un souvenir! rien... Ah! les pauvres morts abandonnés, comme ils doivent avoir froid dans leur tombe de hasard!
Nous restâmes là un moment agenouillés. Le patron priait à haute voix. D'énormes goélands, seuls gardiens du cimetière, tournoyaient sur nos têtes et mêlaient leurs cris rauques aux lamentations de la mer." (...)
LETTRES DE MON MOULIN - L'Agonie de la Sémillante - Alphonse Daudet (Classiques Hachette n° 7)
La Sémillante, chargée de troupes françaises embarquées à Toulon et en partance pour la Crimée, a fait naufrage aux îles Lavezzi le 15 février 1855 avec 773 hommes à bord.

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