Le Seuil, Collection Fiction & Cie, 2009.
J’ÉCRIS POUR QUE TU MEURES
Ph., G.AdC
« J'écris pour que tu meures ». Cette petite phrase au scalpel définit intimement le projet d'écriture de Chloé Delaume. Dès le premier carnet ― il y en a deux ― de Dans ma maison sous terre, Chloé Delaume pose la question première qui préside à l'élaboration de son autofiction. « L'écriture ou la vie », s'interroge Chloé Delaume. L'écriture ou la mort, lit la lectrice que je suis. L'écriture et la mort. Une écriture du cran qui dit l'horreur de l'enfance et la haine de la famille ― vomie avec fureur ―, cran d'arrêt qui bistourise la chair, stylo trempé dans le sang coagulé du crime et les lymphes des cadavres. Chair meurtrie à jamais de la jeune romancière, privée d'identité, absente à elle-même, mortellement endeuillée par la double mort contigüe de la mère puis du père, chair qui cherche à comprendre la vie, sa vie, par le biais du kaléidoscope des morts que la romancière fréquente, passe en revue et interroge. Pierres tombales, quotidiennement décryptées, dans les cimetières, anciens vivants, dont l'histoire reste à inventer. « Écouter les morts se confier » afin d'« apprendre d'eux comment expirer ». Au-delà, tenter d'exorciser la mort de la mère, tête séparée du corps par la violence de son époux, cervelle et sang reçus un jour, en offrande sacrificielle, par le corps de l'enfant de dix ans. Haine de la grand-mère honnie qui révèle à l'enfant le secret de sa non-existence, en lui lançant à la figure « la bonne nouvelle » : « Sylvain n'est pas ton père = une bonne nouvelle qui va te faire plaisir ». Sylvain n'est pas Sylvain ni même Sacha. Mais Selim. Selim Abdallah. Terroriste, meurtrier de la mère.
C'est à la grand-mère sadique ― de cette horrible tragédie, il ne reste qu'elle ― que s'adresse la petite phrase au scalpel, « j'écris pour que tu meures ». Et que meure avec elle l'histoire monstrueuse, tissée de mensonges, qui baigne l'existence de Nathalie Dalain. Il faut que Nathalie Dalain disparaisse afin que puisse advenir, peut-être, par l'écriture de ce récit, la romancière Chloé Delaume, « personnage d'affliction ».
De cette histoire digne du plus noir des thrillers, la narratrice dit : « Je n'ai rien inventé ». « J'ai tout vu. Tout. Rien inventé », confie Chloé à Théophile, son compagnon d'errance mortuaire. Car c'est dans le dialogue avec Théophile ― quel écrivain se cache donc derrière Théophile ? ―, au cours des déambulations qui alimentent le questionnement incessant des deux amis, que se noue le projet d'écriture de Chloé. Cela vaut-il vraiment la peine de consacrer son énergie à fouiller la boue de cadavres en décomposition pour en sortir un roman ? C'est vital, répond Chloé à son interlocuteur, lui-même endeuillé par ses propres renoncements. Il faudra donc aller jusqu'à la morgue. Rencontrer les thanatopracteurs.
« L'écriture ou la vie » ? Telle est la question lancinante qui sous-tend Dans ma maison sous terre : « Je choisis l'écriture. Parce que je n'ai pas le choix, mais peut-on le comprendre, comprendre que j'ai besoin de mettre les mains dans la mort ? » Puis, deux lignes plus loin, l'inverse : « Je viens de choisir la vie. Parce que je suis trop faible, trop faible pour l'écriture. » Dilemme impossible à résoudre, pacte impossible à annuler. Puisque, pour Chloé Delaume, la langue qui alimente ce « vécu mis en fiction » est celle des « vrais battements de cœur ».
Jeu de « variations avec les autres morts, avec les morts des autres », Dans ma maison sous terre est une construction polymorphe qui adopte différents modes d'écriture pour juguler la mort. Écrire, quelle que soit la forme que prend l'écriture, est l'unique moyen de résistance pour répondre à la quête obsédante de la libération.
Défini par son auteure comme une « narration inoffensive », Dans ma maison sous terre est également un roman qui dérange. Met à mal. Anéantit. Un « roman Necronomicon ». De ce roman écrit avec des larmes de sang, les lectrices fragiles ― celles que les images cruelles de la mort épouvantent ― ne sortent pas indemnes. Pas davantage celles qui ne cesseraient de nouer avec leur mère un lien charnel indéfectible. Pour les autres, reste l'écriture. Cinématographique. Coupante. Sculptée au scalpel. Sur le fil du rasoir.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Pour information : cette note de lecture est la version intégrale d'une note précédemment parue dans la revue littéraire Europe (Jean-Luc Lagarce [86e année - n° 969-970], janvier-février 2010, pp. 347-348).
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