Abdelkader Djemaï
Un moment d’oubli (Seuil. 2009. 85p)
par Monique Dorcy
Les lèvres décolorées et les dents rouillées -en peu de temps tu en as perdu plusieurs-, tu te sens comme un mégot écrasé au fond d’un cendrier, un bout de papier froissé jeté sur la chaussée de ce chef-lieu de département de vingt-trois mille habitants. Tu n’existes pas, tu ne comptes pas, tu ne vaux même pas un pet de moustique. Cela, au fond, te rassure, car tu ne voudrais pas avoir plus de sang dans les veines et n’être plus qu’un puits sec et effondré dans le désert de ta vie. L’esprit embourbé et l’haleine saturée, tu ne te laves presque plus et tes gestes sont plus lents, moins précis. Toi qui as détesté les mouches, tu n’as plus la force de les chasser quand elles se posent tranquillement sur toi. Tu souhaiterais devenir une coquille vide, une simple peau enfin débarrassée de son odeur aigre et tenace. Une peau sale et écorchée que tu n’aurais pas, de la pointe des orteils à la racine des cheveux, à gratter jusqu’au sang. (extrait p. 40-41)
« Tu » est un autre, définitivement écorché par une fraction de seconde qui déroute ce qui apparaissait comme une ligne droite, lamine sans concession absolument tout le reste. De bar en bar, de verre à une bouteille, d’une bouteille à un autre monde, « tu » glisse vers l’oubli de soi, lucide pourtant jusqu’à la démesure, habité de son seul chagrin dans une ville qu’il appellera S…, aussi anonyme que la silhouette morte, ombre creuse dont il est fagoté. Dans une divague voulue et assumée jusqu’au bout, « tu » rencontre la rue des exclus.