La petite voyageuse

Publié le 02 mars 2010 par Kranzler





C’est un vieux Simenon en assez mauvais état que j’aime bien relire par morceaux dans les lieux publics, les trains. Même si je connais l’histoire par cœur, j’ai la certitude à chaque fois que je l’ouvre qu’il va me donner ce que je lui demande. Je n’aime que les vieux livres et les actrices mortes ; c’est sans remède. C’est comme ça depuis toujours.

C’est un Maigret. Maigret et le corps sans tête. Un tronc humain emmailloté comme un rôti qu’on retrouve au fond d’un canal. Une péniche en levant l’ancre a accroché la ficelle et l’a remonté à la surface. Dans le livre, il y a aussi une petite dame indifférente qui tient un café où les employés viennent casser la croûte le midi. Le café est à côté du canal. Maigret vient y téléphoner avec des jetons. Et il ne crache pas sur le vin blanc. Au fond de sa cuisine, la petite dame s’en envoie aussi des lampées en douce – à peine un crissement du bouchon de liège.

Ce jour-là, je relis l’histoire assis sur un banc situé en bout du quai B de la gare de Saint-Nazaire. Comme souvent, je la trouve laide, cette gare. Mais ce n’est pas sa faute. Reconstruite hâtivement après la guerre, elle ressemble à ce qu’elle peut. C'est-à-dire à rien. Le hall ne donne pas envie d’échanger des baisers passionnés ; les adieux y sont toujours brefs, souvent même refroidis par le vent qui souffle en rafales régulières sans rencontrer d’obstacles depuis la côte.

Trois quarts d’heure d’attente avant l’arrivée de mon train. Rien d’autre à observer que l’herbe folle de juin qui crève le bitume et les cailloux entre les rails, la silhouette d’un hôtel qui porte un nom débile. Je me suis installé comme toujours en bout de quai, à presque cent mètres de l’escalier par où les voyageurs descendent avec leurs valises. La plupart du temps ils restent agglutinés en bas des marches. Je prends ce train une fois par semaine et dans une ville de province rien n’est plus ennuyeux que ces visages croisés le même jour au même endroit à la même heure.

Tout en lisant, je la vois approcher dans ma direction. Peut-être aussi sauvage que moi, ignorant que je ne suis pas décidé à partager mon intime portion de désert. Des bancs, il y en a d’autres, et j’ose espérer qu’elle ne va pas choisir le mien car si je l’occupe, précisément celui-là, c’est à l’évidence pour lire en paix sans avoir à faire la conversation. Mais je n’aurai pas cette chance. Les yeux toujours rivés à mon livre, je la distingue à présent à deux mètres de moi. Un pantalon de survêtement rouge, voilà ce que j’aperçois en premier. Des bottes de caoutchouc bleu marine. Un imperméable en nylon rouge. Elle tient dans la main droite un sac de plastique comme ceux qu’on distribue dans les supermarchés. Ses provisions : un paquet de tranches de jambon et un autre de pain de mie. Je lui donne quinze, peut-être seize ans. Des cheveux courts d’un blond roux hirsute et bouclé. Des joues très roses et de grands yeux clairs. Déjà elle me demande si elle peut s’asseoir à côté de moi, ce que je l’autorise à faire en levant à peine la tête et en répondant d’un oui glacial. Je ne sais pas si à ce moment précis j’ai remarqué quoi que ce soit d’anormal, outre sa tenue qui conviendrait mieux à une journée pluvieuse – comme celle d’hier.

C’est évidemment elle qui engage la conversation, me demandant naïvement si je lis, si le livre que je lis est intéressant et enfin m’interrogeant pour savoir de quoi il parle. Elle ignore, l’imprudente, que je suis un homme dangereux si on le dérange dans sa lecture. Je consens toutefois à la renseigner. Elle n’a pas l’air méchante. Polie et seule, elle ne me dérangera sans doute pas beaucoup. Elle continue à me parler tout en mâchant avidement une, puis deux tranches de jambon, et ne semble pas se formaliser de mes réponses brèves. J’essaie d’avoir une voix un peu moins sèche pour décliner aimablement un sandwich qu’elle propose de me préparer. C’est une belle fin d’après-midi ensoleillée. Il n’est pas tombé une goutte d’eau depuis vingt-quatre heures. Considérant son imperméable et ses bottes de caoutchouc, il m’apparaît concevable qu’elle n’ait pas dormi chez elle. Je deviens plus attentif.

Seize ans ? Peut-être seulement quatorze. Très charpentée et pas méfiante pour un sou. Elle regarde le ciel bouche ouverte. Aucun bagage, pas même un simple sac à dos léger. Si elle est venue spontanément vers moi, elle ira tout aussi spontanément vers n’importe qui. C’est une possibilité. Un risque. Elle engouffre une troisième tranche de jambon et me demande si, comme elle, je vais à Nantes. A quoi je réponds par l’affirmative. Cela semble la rassurer. Je viens de relire trois fois le même paragraphe et les signaux que m’envoie mon détecteur interne deviennent de plus en plus précis. N’est-ce pas, me demande-t-elle comme si mon avais était important, n’est-ce pas qu’on a le droit de partir quand on est dans un foyer et que les autres sont méchantes avec vous ?

Je tourne une page. A ce stade, rien ne me semble plus important que continuer à lire sans éveiller ses soupçons pour en apprendre le plus possible sur elle. Une demi-heure avant que le train arrive, et mon téléphone portable est déchargé. Méchantes, comment ça ? Très méchantes ? Oh oui, les surnoms qu’elle doit supporter, les taquineries et quelques fois des insultes. Et sa mère non plus n’est pas très gentille. Jamais elle ne téléphone. Jamais elle n’appelle. Des lettres ? Peut-être une petite carte de temps en temps ? Non rien.

Le droit de partir. Bien sûr qu’elle l’a. Je lui explique que moi-même un jour je suis parti. (C’est vrai. En colonie de vacances, j’ai fait une fugue. J’étais moniteur, et les autres moniteurs étaient d’immondes babas crades qui buvaient du pastis devant les enfants et dormaient tous ensemble par terre dans une piaule qui schlinguait. Une fugue réellement délicieuse, c’était. Mais je ne lui raconte pas tous les détails. Seulement le plus important. Je lui parle de mon point de chute. Car quand on part, il faut à l’évidence aller dans un endroit. Et moi j’allais retrouver des amis, à la montagne. )

Elle ? C’est chez sa grand-mère qu’elle va. A Nantes. Elle va se sentir bien là-bas. Je lui dis que je suis content pour elle. Et bien sûr, sa grand-mère va venir la chercher au train ? Réponse vague. De la gare, elle prendra un bus. Sa grand-mère habite un immeuble à côté d’une usine avec une cheminée qui fume. Ce sera facile à trouver, dit-elle en continuant à regarder le ciel la bouche grande ouverte.

Je me suis dit qu’il fallait à tout prix que je l’empêche d’arriver toute seule un samedi soir dans une gare et une ville pleine de viande soûle parce que, vulnérable comme elle était, elle aurait demandé son chemin à n’importe qui. Lorsque le train est arrivé, nous avons couru à toute vitesse main dans la main. Je l’ai assise dans un compartiment en lui disant de m’attendre parce que je voulais aller griller une cigarette en fumeurs. Elle m’a cru. J’ai expliqué au contrôleur qu’il y avait à bord une adolescente très gentille mais légèrement attardée qui faisait une fugue et n’allait nulle part sauf droit vers de probables emmerdes. A l’arrêt juste avant Nantes je l’ai vu descendre du train. Les gendarmes l’attendaient gentiment sur le quai. Je l’ai regardée une dernière fois dans son imperméable rouge avec ses grosses joues roses et ses bottes de caoutchouc. Le contrôleur est ensuite venu m’expliquer qu’elle avait disparu depuis trois jours. J’étais content de la savoir en sécurité, mais j’ai culpabilisé toute une partie de la soirée d’avoir interrompu sa fugue.