C’est pas que j’aie des masses de choses à dire cette nuit, à zéro heure cinquante minutes, qui plus est sur un clavier germanique bourré de pièges, d’accents introuvables, de circonflexes invisibles et ce genre de trucs. Pour être sincère, je n’ai rien à dire du tout. Mais au moins, je le dis. Je préviens, j’ai l’amabilité d’annoncer que les lignes qui suivent vont être vides. A zéro heure cinquante, on fait se qu’on peut. On n’est pas obligé d’écrire. Ni d’emmerder les autres avec sa vacuité verbale : mais on peut écrire pour rester éveillé, par exemple si on travaille la nuit. Ce qui est mon cas. J’écris et je réfléchis, en plus.
Réfléchir, je ne crois pas que je sois très doué pour ça dans le fond. Je serais plutôt du genre à me laisser bercer par les vagues, à laisser les pensées idiotes prendre le dessus. Un exemple ? Soit. Dans les années 90, alors que j’habitais déjà Berlin, il y avait, bien confortablement lové dans la maçonnerie du quai de la station de métro Kurfürstendamm, un grillon. Oui, je dis bien un grillon charmant. Même les nuits d’hiver il chantait : un brave petit sans doute échappé d’une boulangerie voisine, d’un sac de farine tamisée, et qui avait choisi cette station-là, pas fou, car il savait bien qu’elle était chauffée. Je mentirais en disant qu’à l’époque je m’en étais fait un ami très proche. Et j’abuserais aussi en osant affirmer qu’il me sautait dans les bras en me voyant arriver. Cette nuit, si j’éprouve la nécessité de parler de lui, c’est parce que, réinstallé à Berlin depuis octobre, je suis sans nouvelles de lui : Je ne l’ai pas retrouvé à notre habituel lieu de rencontre et, sans exagérer, notre ancienne complicité me manque. Quinze ans après, je comptais encore un peu sur lui.
Injustifiée, cette sympathie pour une simple bestiole ? Je veux bien entendre ce genre de remarque. Il me plaisait, ce petit Un compagnon de quelques minutes, accueillant et discret. Souvent, je m’amusais à essayer d’imaginer comment il avait pu atterrir sur place, et à quoi il ressemblait. J’étais curieux de savoir si c’était un grillon uni, par exemple noir ou gris, ou au contraire décoré d’une rayure d’un beau jaune vif. Je n’ai jamais eu la réponse : Spécialement certains matins dans le pire de l’hiver, j’avais une pensée triste pour lui en entendant le crissement amical de ses élitres : savait-il, le petit inconscient, qu’il n’avait pas la moindre chance d’attirer une compagne pour la parade nuptiale. Se doutait-il qu’il était seul, l’unique représentant de son espèce dans ce souterrain de béton ingrat, sans la moindre chance sérieuse d’obtenir une réponse ?
Peu importe après tout. Le monde n’est pas à quelques grammes de carapace chitineuse près, et son absence ne choque sans doute personne. Sauf moi, cette nuit. Et Berlin a tellement changé que j’en suis sidéré.
( écrit le 3 février 2009, réedité aujourd'hui par fainéantise )