En chute libre - 3

Publié le 04 mars 2010 par Kranzler

Comme chaque année à la même époque, il rêvait, seul, sans autre compagnie que celle de ses souvenirs. Le reste de l’année il arrivait à les chasser mais il savait qu’à chaque début d’hiver ils revenaient, ponctuellement, sans que rien ne puisse les éloigner. Un cinq décembre, il y a quinze ans, il avait vu Sète pour la première fois. Ce ne devait être qu’un simple lieu de passage, une escale de quelques jours dans leur voyage. A aucun moment il n’aurait pu prévoir la tournure prise par les événements.     Ce soir-là, en sortant de la gare, il avait aperçu le canal pour la première fois, la perspective de l’avenue droite qui s’enfonçait en direction du centre ville. Ils étaient arrivés bien plus tard que prévu, vers vingt et une heures, tellement fatigués par les imprévus du voyage qu’ils avaient ressenti le même soulagement, le même émerveillement en apercevant la lumière chaude des décorations de Noël qui se balançaient avec le vent. Juste après le pont, Laura était restée sur le trottoir avec les bagages, et il avait filé devant pour trouver un hôtel.     Laura. Il y a quinze ans. Un cinq décembre - comme aujourd’hui. Presque le même temps, la même  température. La ressemblance était troublante.     Comme il n’avait jamais eu une seule photo d’elle, il était obligé de se fier à ses souvenirs lorsqu’il éprouvait le besoin de revoir son visage. Quinze ans, il n’avait pas prévu que cela passerait aussi vite. Il se rappelait certains détails, les longs cheveux auburn, les grands yeux en amandes, couleur noisette, mais certains jours cela ne suffisait pas pour qu’une image exacte se forme dans son esprit, et alors il devait se contenter d’un portrait imparfait. Le temps avait glissé, gommant le dessin, effaçant une partie des contours. Mais aujourd’hui ce n’était pas le cas. Le visage lui apparaissait avec une grande exactitude, sans zones floues, et c’était presque comme si elle se tenait devant lui.     S’il avait pu choisir, il aurait dit que tout compte fait il préférait les jours où il n’avait d’elle qu’un souvenir partiel. Ces jours-là, il avait moins mal et ressentait son absence comme une chose simple contre laquelle il ne pouvait rien, une fatalité qu’il n’avait pas d’autre choix que d’accepter, sans même éprouver le besoin de se demander pourquoi elle avait brusquement disparu sans un mot, sans une explication.     De sa chambre, il continuait à regarder les illuminations de Noël par la fenêtre. Elles se balançaient de plus en plus, à cause du vent qui avait encore forci. C’était presque une tempête, maintenant ; sur les toits des immeubles on voyait les antennes de télévision qui tanguaient dangereusement. Il devait même y avoir des dégats importants quelque part en ville, car on entendait les sirènes des pompiers au loin. Peut-être une grue qui s’était détachée et autour de laquelle il fallait établir un périmètre de sécurité. Cela pouvait également venir du port, car par gros temps il arrive parfois qu’un navire menace de rompre ses amarres.     On était un jeudi et il était tout seul à l’hôtel. La chambre huit était occupée par  un client régulier, un représentant en vins qui sortait toujours le soir à chacun de ces séjours. Et á la douze, c’était ce jeune couple de  strasbourgeois à qui il venait d’indiquer le cinéma le plus proche ; il y avait la télévision dans les chambres, mais la femme avait préféré sortir voir un film policier.
(à suivre...)