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W OU LE SOUVENIR D’ENFANCE
VI
Je suis né le samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du soir, dans une maternité sise 19, rue de l’Atlas, 19e arrondissement. C’est mon père, je crois, qui alla me déclarer à la mairie. Il me donna un unique prénom ― Georges ― et déclara que j’étais français. Lui-même et sa mère étaient polonais. Mon père n’avait pas tout à fait vingt-sept ans, ma mère n’en avait pas vingt-trois. Ils étaient mariés depuis un an et demi. En dehors du fait qu’ils habitaient à quelques mètres l’un de l’autre, je ne sais pas exactement dans quelles circonstances ils s’étaient rencontrés. J’étais leur premier enfant. Ils en eurent un second, en 1938 ou 1939, une petite fille qu’ils prénommèrent Irène, mais qui ne vécut que quelques jours.
Longtemps j’ai cru que c’était le 7 mars 1936 qu’Hitler était entré en Pologne. Je me trompais, de date ou de pays, mais au fond ça n’avait pas une grande importance. Hitler était déjà au pouvoir et les camps fonctionnaient très bien. Ce n’était pas dans Varsovie qu’Hitler entrait, mais ça aurait très bien pu l’être, ou bien dans le couloir de Dantzig, ou bien en Autriche, ou en Sarre, ou en Tchécoslovaquie. Ce qui était sûr, c’est qu’avait déjà commencé une histoire, qui pour moi et tous les miens, allait bientôt devenir vitale, c’est-à-dire, le plus souvent, mortelle.
1. En fait, cette déclaration, répondant aux dispositions de l’article 3 de la loi du 10 août 1927, fut souscrite par mon père quelques mois plus tard, très exactement le 17 août 1936, devant le juge de paix du 20e arrondissement. Je possède une copie certifiée conforme de cette déclaration, dactylographiée en violet sur une carte de correspondance datée du 23 septembre 1942 et expédiée le lendemain par ma mère à sa belle-sœur Esther, et qui constitue l’ultime témoignage que j’aie de l’existence de ma mère.
2. Selon ma tante Esther, qui est à ma connaissance la seule personne se souvenant aujourd’hui de l’existence de cette seule nièce qu’elle ait eue ― son frère Léon a eu trois garçons ―, Irène serait née en 1937 et serait morte au bout de quelques semaines, atteinte d’une malformation de l’estomac.
3. Par acquit de conscience, j’ai regardé dans des journaux de l’époque (principalement des numéros du Temps des 7 et 8 mars 1936) ce qui s’était précisément passé ce jour-là :
Coup de théâtre à Berlin ! Le pacte de Locarno est dénoncé par le Reich ! Les troupes allemandes entrent dans la zone rhénane démilitarisée.
Dans un journal américain, Staline dénonce l’Allemagne comme foyer belliqueux.
Grève des employés d’immeubles new-yorkais.
Conflit italo-éthiopien. Ouverture éventuelle de négociations pour la cessation des hostilités.
Crise au Japon.
Réforme électorale en France.
Négociations germano-lituaniennes.
Procès en Bulgarie à la suite de séditions dans l’armée.
Carlos Prestès arrêté au Brésil ; il aurait été dénoncé par un communiste américain qui s’est suicidé.
Avance des troupes communistes au nord de la Chine.
Bombardement d’ambulances par les Italiens en Éthiopie.
En Pologne, interdiction de l’abattage des bêtes selon le rite talmudique.
En Autriche, condamnation de nazis accusés de préparer des attentats.
Attentat contre le président du Conseil yougoslave : le député Arnaoutovitch tire sans l’atteindre sur le président Stojadinovitch.
Incidents à la faculté de droit de Paris. Le cours de M. Jèze est interrompu à l’aide de boules puantes.
Contre-manifestation de l’Union fédérale des Etudiants et des Etudiants neutralistes.
Renault fabrique la Nerva grand sport.
Intégrale de Tristan und Isolde à l’Opéra.
Election de Florent Schmitt à l’Institut.
Commémoration du centenaire d’Ampère.
La demi-finale de la Coupe de France du foot-ball opposera Charleville au Red Star, d’une part, et les vainqueurs des matches Sochaux-Fives et Racing-Lille, d’autre part.
Projet de Maison de la Radio.
Gibbs recommande, pour les peaux grasses, la crème de savon Gibbs ; pour les épidermes secs, la crème rapide sans savon Gibbs.
Scarface aux Ursulines.
Tchapaïev au Paramount.
Samson au Panthéon.
La Guerre de Troie n’aura pas lieu à l’Athénée.
Anne-Marie, de Raymond Bernard, scénario d’Antoine de Saint-Exupéry, avec Annabella et Pierre-Richard Wilm, à la Madeleine *. On annonce pour le vendredi 13 mars la première des Temps modernes, de Charlie Chaplin.
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Éditions Denoël, 1975, pp. 31-32-33-34.
*NOTE d'AP : A ma connaissance, au théâtre de la Madeleine, le 7 mars 1936, eut lieu la première de Beaucoup de bruit pour rien, de Willliam Shakespeare, dans une adaptation de Jean Sarment et une mise en scène de Jacques Copeau. Musique de Reynaldo Hahn. Ce même mois de mars 1936 sortait en librairie Voyage en Grande Garabagne d'Henri Michaux (dont Francis Ponge avait fait le prière d'insérer dans le n° 270 [1er mars 1936] de la NRF) et Journal d'un curé de campagne de Georges Bernanos. Mais cela pouvait-il constituer un événement dans le journal Le Temps ?
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 3 mars 1982/Mort de Georges Perec.
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