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La route - Cormac Mc Carthy

Publié le 08 mars 2010 par Thywanek
C’est écrit au scalpel pour produire de l’orfèvrerie : mais n’allez pas chercher les rubis, ou les saphirs : il n’y en a pas. Si bijou il y a c’est une pièce infiniment grise, rouillée, calcinée, glacée : c’est l’atroce ornement d’un univers dévasté. Tout a brûlé. Absolument tout. On ne saura pas exactement pourquoi. Jamais vraiment. On peut se douter de quelque chose mais il y a quand même plusieurs possibilités. Et on comprend tout autant que ce n’est pas là ce qui importe. Un peu comme quand ce qui est fait est fait. On ne revient pas là dessus. Il va s’agir de vivre de ce qui reste et il ne reste rien. De la pluie. De la neige. Du froid. De la cendre. Du vent. De la barbarie.
Cette route sur laquelle avancent un père et son fils. L’homme et le petit.
Il y a de bons livres. Il y en a des beaux. Des grands. Il y a de sacrés livres.
Et il y a des livres sacrés.
C’est ce que j’ai pensé de ce livre après l’avoir fini. Pas immédiatement. Parce que je n’ai pas su tout de suite quoi en faire. Qu’il m’a d’abord été nécessaire, liberté de lecteur, de percer le décor des toutes dernières pages, le si peu de nutriment des tous derniers mots, d’un minuscule trou de compas pour imaginer que pouvait filtrer alors une fine aiguille de clarté, pour le petit. Qui survit.
« Il s’arrêtait et s’appuyait contre le caddie et le petit continuait puis s’arrêtait et se retournait et l’homme levait les yeux en pleurant et le voyait là debout sur la route qui le regardait du fond d’on ne sait quel inconcevable avenir, étincelant dans ce désert comme un tabernacle. »
On parle souvent de l’aridité d’une écriture. De son dépouillement. Nous y sommes avec ce roman. Et tout semble s’y dresser pourtant à la manière d’un monde inversé, sous les paysages d’où toute vie a disparu. Sauf celle de quelques autres, irrémédiablement égarés, ou reconstitués en clans loqueteux revenus en deçà de toute civilisation. De l’imaginable.
Ce n’est pas un roman qui m’a paru pouvoir me permettre de m’élever au sens ou un livre peu être édifiant. C’est un livre qui m’a renvoyé à mon abîme comme rarement on s’y sent pousser, rarement on vous enjoint de le faire, rarement on y est obligé à ce point.
« Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l’obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d’avant. Comme l’assaut d’on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie. A chaque précieuse respiration sa main se soulevait et retombait doucement. Il repoussa la bâche en plastique et se souleva dans les vêtements et les couvertures empuantis et regarda vers l’est en quête d’une lumière mais il n’y en avait pas. »

J’ai entendu dire que des personnes ne s’étaient pas remises de la lecture de ce livre. Ca ne m’est pas impensable. Soit qu’il existe une réelle peur, une réelle angoisse qu’une apocalypse advienne, abolissant le futur, produite par l’humain ou surgie du cosmos. Soit que l’enfant ne suffise plus, au cœur du cœur d’un désastre, à témoigner à priori d’un temps toujours à passer, toujours à vivre, toujours à habiter. Quoiqu’il arrive. Et si ténu soit rendu le fil de la dernière destinée.
Roman philosophique. Roman métaphorique. Roman parabolique. J’y ai senti cerné l’espace où la question du bien et du mal resserre toute hypothèse de survie. Aussi bien pour se procurer de quoi manger que pour préserver le feu. Le seul élément, l’eau est viciée, l’air empoisonné et la terre stérile, qui persiste et qu’on ne peut pourtant que deviner dans le creux profond et effrayé du corps de l’homme et du petit. Ne serait-il question que d’un bien aux vertus illusoires et d’un mal tantôt aux contours imprécis et tantôt aux formes les plus brutales.
« Le monde se contractant autour d’un noyau brut d’entités sécables. Le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli. Les couleurs. Le nom des oiseaux. Les choses à manger. Finalement le nom des choses que l’on croyait être vraies. Plus fragile qu’il ne l’aurait pensé. Combien avaient déjà disparu ? L’idiome sacré coupé de ses références et par conséquent de sa réalité. Se repliant comme une chose qui tente de préserver sa chaleur. Pour disparaître à jamais le moment venu. »

Un livre de ce qui peut rester lorsque tout s’est abandonné dans la destruction. Où ondulent en d’âpres vagues les contours d’une humanité ultime, avec ses limites à la vie, ses limites au seuil de la mort, une sorte de choix résiduel, un brouillage animal, une faible capacité d’exister encore au delà des purs besoins physiologiques, une capacité restante, qui tient de l’atome vital, pour décider jusqu’où on ira. Et où cela s’arrêtera.
Un livre sans force et sans douceur. Cru. Une préhistoire. Une nudité d’après la chute de millions d’interrogations accessoires. Et l’essence d’un invisible dessein si on peut mesurer que toute existence en contient de toute façon.
Avec ce qui me suit pourtant depuis que je l’ai lu : les deux seules voix qu’on entende principalement. Celle de l’homme et celle du petit.
Puis, à la fin, celle du petit avec l’autre homme, pour savoir s’il va le suivre puisque le père est mort.
« Comment je peux être sûr que vous faites partie des gentils ?
Tu ne peux pas en être sûr. C’est un risque que tu dois prendre.
Est-ce que vous portez le feu ?
Si je portes quoi ?
Le feu.
T’es pas un peu dérangé, non ?
Non.
Juste un peu.
Ouais.
Ca fait rien.
Alors, vous le portez ?
Quoi ? Si on porte le feu ?
Oui.
Ouais. On porte le feu.
Vous avez des enfants ?
Oui.
Vous avez un petit garçon ?
On a un petit garçon et une petite fille.
Quel âge il a ?
A peu près ton âge. Peut-être un peu plus.
Et vous ne les avez pas mangés.
Non.
Vous ne mangez pas les gens ?
Non. On ne mange pas les gens.
Et je peux venir avec vous ?
Oui. Tu peux.
D’accord alors.
D’accord. »


Un livre sans fin. Sans solution. En cela, selon moi, oui, un livre sacré.

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