A l’attention de Sheila, chanteuse des années 60 et après Madame, Je vous envois cette courte note pour vous dire que je viens de vous pardonner le mal que vous m’avez causé il y a trente-cinq ans. J’ai beaucoup souffert de votre ingratitude à l’époque ; ignoriez-vous donc que le cœur d’un homme de dix ans se brise facilement ? Revenons en arrière, si vous voulez bien. Vous étiez alors pour moi la plus belle d’entre toutes, la plus talentueuse aussi – du moins d’après les critères encore peu affirmés que j’avais en ce début de ma vie. En plus, mes parents autorisaient que je vous regarde à la télévision car vous n’étiez pas dangereuse. Angélique Marquise des Anges, je n’avais pas droit – à cause des décolletés capiteux, je présume. Ma sœur de dix ans mon aînée trouvait que vous étiez une gourde. Je ne crois pas qu’on disait daube à l’époque. Quel genre de goûts musicaux avait-elle ? Difficile de l’ignorer. Elle inscrivait le nom de ces chanteurs préférés au stylo bille bleu sur les fruits disposés dans le compotier. Je connaissais donc les oranges Françoise Hardy et les bananes Bob Dylan. Elle avait un sens inné des slogans. Je ne les comprenais d’ailleurs pas tous. L’un de ceux qui m’échappait en cette année 1968 où j’avais six ans était « Vive l’Increvable Anarchisme ». J’avais également le plus grand mal à comprendre ce qu’étaient ces cocktails Molotov dont elle me forçait à apprendre la recette par cœur, et je la revois encore dessiner une bouteille dans le sable, en me parlant de graviers, d’essence et de savon. Vous, Madame, je comprenais tout ce que vous chantiez. La fièvre montait en moi à la moindre de vos apparitions sur le petit écran. Quel bonheur j’avais à frétiller en fredonnant vos paroles. Vous étiez mon soleil, incomparablement plus belle que Carole M. – qui était une nouvelle dans ma classe en cette funeste année dont je veux parler. J’étais amoureux de Carole M., qui portait un gilet débardeur rose pivoine avec des fanfreluches aux emmanchures. Une passion qui n’était pas réciproque. Je suppose qu’il y a belle lurette que Carole M. a dû se caser avec un type plein de pèze, comme Gaétane B, à côté de qui elle était assise en classe. Oui, cette Gaétane B. qui devait un jour lacérer ma chemise NEUVE de ses ongles folles. Gaétane B prétendait que sa mère ressemblait à Gina Lollobrigida et moi je lui disais non, ta mère est un têtard. Je maintiens d’ailleurs aujourd’hui cette affirmation. Et puis un jour ce fut le fin. Un jeudi. A l’époque, c’était le jeudi qu’il n’y avait pas classe. Et comme souvent le jeudi, ce jeudi-là je me trouvais chez ma grand-mère Juliette qui ne possédait pas la télévision. Autant dire, Madame, que vous avez agi dans mon dos. Car si je m’étais trouvé devant un poste de télévision au moment des informations j’aurais pu agir. Vous empêcher. Je n’ai appris la sombre vérité qu’en rentrant à la maison, lorsque ma mère m’a appris que vous veniez de vous marier. A mon insu. Lâchement. L’abominable cou de couteau. C’est peu dire, Madame, que j’ai sombré ce jour-là. Toute la nuit j’ai pensé Pourquoi m’avoir fait cela ? Pourquoi ? Pourquoi ? En classe le lendemain, je ne me suis intéressé à rien. Monsieur Sanmartin, le maître sévère dont j’étais le chouchou, m’a envoyé comme souvent remplir son verre d’eau au robinet de la cours – un verre qui sentait les bonbons à l’anis. Il avait de fréquentes migraines et prenait de l’aspirine, dans le petit cagibi. Ce jour-là, Madame, j’ai cassé ce verre par inadvertance tant je pensais à votre trahison. Et j’ai été grondé, par votre faute. Aujourd’hui, le temps a passé et fait de moi un homme fort. J’ai compris d’où venait l’odeur des bonbons anisés, et j’ai réalisé que la cicatrice que vous m’avez faite s’est recousue. Je ne vous en tiens donc plus rigueur et je vous pardonne. J’espère, Madame, que vous excuserez une rancune qui aura duré plus d’un quart de siècle. Signé un amoureux déçu. PS : Gaétane, et toi aussi t’es qu’un têtard – endimanché, de surcroît. Et tu as sans doute plus d'allure aujourd'hui qu'on a inventé l'après-shampooing anti-frisottis.
Blessure secrète
Publié le 06 mars 2010 par KranzlerA l’attention de Sheila, chanteuse des années 60 et après Madame, Je vous envois cette courte note pour vous dire que je viens de vous pardonner le mal que vous m’avez causé il y a trente-cinq ans. J’ai beaucoup souffert de votre ingratitude à l’époque ; ignoriez-vous donc que le cœur d’un homme de dix ans se brise facilement ? Revenons en arrière, si vous voulez bien. Vous étiez alors pour moi la plus belle d’entre toutes, la plus talentueuse aussi – du moins d’après les critères encore peu affirmés que j’avais en ce début de ma vie. En plus, mes parents autorisaient que je vous regarde à la télévision car vous n’étiez pas dangereuse. Angélique Marquise des Anges, je n’avais pas droit – à cause des décolletés capiteux, je présume. Ma sœur de dix ans mon aînée trouvait que vous étiez une gourde. Je ne crois pas qu’on disait daube à l’époque. Quel genre de goûts musicaux avait-elle ? Difficile de l’ignorer. Elle inscrivait le nom de ces chanteurs préférés au stylo bille bleu sur les fruits disposés dans le compotier. Je connaissais donc les oranges Françoise Hardy et les bananes Bob Dylan. Elle avait un sens inné des slogans. Je ne les comprenais d’ailleurs pas tous. L’un de ceux qui m’échappait en cette année 1968 où j’avais six ans était « Vive l’Increvable Anarchisme ». J’avais également le plus grand mal à comprendre ce qu’étaient ces cocktails Molotov dont elle me forçait à apprendre la recette par cœur, et je la revois encore dessiner une bouteille dans le sable, en me parlant de graviers, d’essence et de savon. Vous, Madame, je comprenais tout ce que vous chantiez. La fièvre montait en moi à la moindre de vos apparitions sur le petit écran. Quel bonheur j’avais à frétiller en fredonnant vos paroles. Vous étiez mon soleil, incomparablement plus belle que Carole M. – qui était une nouvelle dans ma classe en cette funeste année dont je veux parler. J’étais amoureux de Carole M., qui portait un gilet débardeur rose pivoine avec des fanfreluches aux emmanchures. Une passion qui n’était pas réciproque. Je suppose qu’il y a belle lurette que Carole M. a dû se caser avec un type plein de pèze, comme Gaétane B, à côté de qui elle était assise en classe. Oui, cette Gaétane B. qui devait un jour lacérer ma chemise NEUVE de ses ongles folles. Gaétane B prétendait que sa mère ressemblait à Gina Lollobrigida et moi je lui disais non, ta mère est un têtard. Je maintiens d’ailleurs aujourd’hui cette affirmation. Et puis un jour ce fut le fin. Un jeudi. A l’époque, c’était le jeudi qu’il n’y avait pas classe. Et comme souvent le jeudi, ce jeudi-là je me trouvais chez ma grand-mère Juliette qui ne possédait pas la télévision. Autant dire, Madame, que vous avez agi dans mon dos. Car si je m’étais trouvé devant un poste de télévision au moment des informations j’aurais pu agir. Vous empêcher. Je n’ai appris la sombre vérité qu’en rentrant à la maison, lorsque ma mère m’a appris que vous veniez de vous marier. A mon insu. Lâchement. L’abominable cou de couteau. C’est peu dire, Madame, que j’ai sombré ce jour-là. Toute la nuit j’ai pensé Pourquoi m’avoir fait cela ? Pourquoi ? Pourquoi ? En classe le lendemain, je ne me suis intéressé à rien. Monsieur Sanmartin, le maître sévère dont j’étais le chouchou, m’a envoyé comme souvent remplir son verre d’eau au robinet de la cours – un verre qui sentait les bonbons à l’anis. Il avait de fréquentes migraines et prenait de l’aspirine, dans le petit cagibi. Ce jour-là, Madame, j’ai cassé ce verre par inadvertance tant je pensais à votre trahison. Et j’ai été grondé, par votre faute. Aujourd’hui, le temps a passé et fait de moi un homme fort. J’ai compris d’où venait l’odeur des bonbons anisés, et j’ai réalisé que la cicatrice que vous m’avez faite s’est recousue. Je ne vous en tiens donc plus rigueur et je vous pardonne. J’espère, Madame, que vous excuserez une rancune qui aura duré plus d’un quart de siècle. Signé un amoureux déçu. PS : Gaétane, et toi aussi t’es qu’un têtard – endimanché, de surcroît. Et tu as sans doute plus d'allure aujourd'hui qu'on a inventé l'après-shampooing anti-frisottis.