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Carnets, 17 février (2/3): Récit éclair d'un craquage de nerfs aux flots clairs

Publié le 10 mars 2010 par Aurélien
La piste est silencieuse. Dans l’air immobile, un adolescent fait des tours à vélo. Attente. En contrebas de la ligne des maisons de bois, le fleuve coule, large et sans rides, lent dans le froid. Son eau est verte comme dans le Nord de la Bretagne, lorsque la tempête a relevé des limons d’algues.
Je descends. Sur la rive nue, des barques grises sont amarrées, qui se balancent au rythme où les flots respirent. Se laisser porter dans l’embrasure que perce le fleuve, entre deux pentes crénelées de rizières.
Soudain, le son du bus réveille l’air et précède son apparition. Je remonte en hâte. Il s’arrête et je monte. Début de huit heures de bus. Le calvaire commence.
Le dîner de la veille prend sa revanche. Je comprends mieux la détresse porcine en partageant sa promiscuité en route vers l’abattoir ; j’intériorise le vécu de la salade ballottée dans son panier avant l’oblation finale. Ces tranches de saucisse et ces feuilles de verdure que j’avais plongées avec délice dans l’eau bouillante de la fondue avaient donc cruellement souffert. Martyrs de mon palais !
Mais ici c’est pire. On leur avait épargné l’infamie suprême. A l’avant du bus, un écran diffuse une émission télévisée, dont l’imbécilité le dispute à l’uniformité ; la quantité ne devant pas être en reste de la qualité, des haut-parleurs répercutent et tonitruent tantôt les notes mal accordées d’un karaoké kitsch comme sera Jeff Koons quand ses prix auront baissé, tantôt les coups et les horions d’un film d’action à la Rambo mais sans budget.
Ca c’est l’apéro, le prélude, le prologue, les prolégomènes. La bête arrive après.
Le siège de mon voisin semble pris d’une vie propre. Il grince. Mais pas du grincement doux du puits de mon enfance, ni celui du tabouret de piano de Glenn Gould quand il enregistre les Variations Goldberg, non, le beuglement strident d’une truie dont on malmène les petits !
A chaque cahot, mes oreilles sont déchirées. Imperturbablement, immuablement, avec la régularité d’un métronome, le corps de mon voisin se balance de l’avant vers l’arrière, émettant dans l’intervalle un cri d’agonie. Le passager semble n’avoir rien remarqué. Il ne tente rien pour achever la bête. Cet homme ne connaît pas la pitié.
En contrebas, le fleuve s’écoule majestueusement ; son flux régulier ondule dans sa largeur : quand son lit est au plus bas, il laisse au jour des jeux de pierres charriées et modelées par les flots. Quand il s’emplit soudain, il est plénitude verte. A flanc de colline, sur les deux rives, les forêts denses alternent avec la fine striure des rizières, jalonnée de villages de bois.
A ma gauche, le marathon du cri se poursuit sur fond de karaoké. 42 195 fois la truie grogne. On a enfin inventé l’oscillateur perpétuel: l’ultrason est poussé dans ses retranchements, Carle Bruni stoppe sa guitare et le cadavre efflanqué de John Cage se réveille en sueur.
Schubert dans les eaux claires du Rhin chantait la pêche d’une truite. Par pitié, défenestrez mon voisin, tranchez sa truie et laissez-moi écouter ce karaoké.
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Carnets, 17 février (2/3): Récit éclair d'un craquage de nerfs aux flots clairs

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