Magazine Journal intime

Narration et politique : à propos du dernier film de Polanski

Publié le 10 mars 2010 par Alainlecomte

Certains voient l’origine du langage dans le souci de raconter, le vrai et le faux auraient même leur origine dans la narration : serait vrai le récit qui correspondrait aux faits qui se sont déroulés. Seulement voilà : comment, en toute occasion, procéder pour connaître cette correspondance ? L’histoire passée ne se rejoue pas, et nous n’y étions pas nécessairement et même si nous y étions… pouvons-nous nous fier à l’objectivité de nos sens ? De là découle l’idée, défendue entre autres par l’historien Paul Veyne, que l’histoire n’est qu’un vaste récit. Jusqu’au XVIème siècle environ, les Français ont cru dur comme fer qu’ils étaient des descendants… des Troyens ! Filiation autorisée par l’appellation du fils d’Hector : Francion. Ainsi Francion aurait été le premier roi de France… Mythe bien sûr. Mais ce qu’on installe à sa place sort-il du récit ? Jean-Pierre Faye, auteur dans les années soixante-dix d’un volumineux ouvrage sur « Les langages totalitaires », dont on a récemment réédité l’introduction en livre de poche (Biblio essais, n°31466), faye.1268210063.jpgdonne à lire ces évidences : que l’histoire est d’abord une narration, qu’elle ne se fait qu’en se racontant et que donc « une critique de l’histoire ne peut être exercée qu’en racontant comment l’histoire, en se narrant se produit ». On en déduit bien sûr que ces objets qu’on nomme « nations » sont tous constitutivement de l’ordre du mythe. On ne peut s’offusquer par exemple de la théorie récente de Shlomo Sand sur la genèse d’Israël : il n’y a pas de raison en effet que la nation d’Israël échappe à cette règle. Dans cette trame dense de récits et d’histoires racontés par des hommes, les évènements qui se produisent sont eux-mêmes narratifs. Nous le voyons et l’écoutons chaque jour, il suffit d’écouter France Inter (ou votre radio préférée), le fait n’existe pas tant qu’il n’a pas été énoncé. Le filet de l’information retient dans ses mailles au hasard quelques poissons dont on fait un ragoût de paroles. Mais la vérité ? On ne va pas jusqu’à dire qu’elle n’existe pas, mais que loin d’être donnée a priori (une prétendue transparence du récit par rapport aux faits), elle se construit elle-même dans les outils mêmes qui ont conduit à l’élaboration de ce à quoi elle s’applique ou ne s’applique pas. Autrement dit, elle est procédure, et nul ne saurait garantir que cette procédure puisse s’arrêter en un temps fini. Elle se fraye un chemin entre les évènements narratifs.

Long préambule… pour arriver à parler d’un film, le dernier Polanski, « The Ghost Writer ».

ghost-writer2.1268210354.jpg
the-ghost-writer-l-7.1268210101.jpeg

Tout le monde est au courant des grandes lignes du scénario, qui répond aux canons d’un bon thriller : un ex-premier ministre anglais s’est retiré sur une île américaine avec tout son « staff » et embauche des « nègres » pour écrire ses mémoires. Qui est mieux placé qu’un biographe pour connaître les détails biographiques de son sujet ? Lorsque le personnage principal (the « Ghost ») arrive dans l’histoire, le corps de son prédécesseur, « tombé » du ferry, s’est échoué sur une plage sauvage. Cela ne va pas le décourager d’entreprendre des démarches pour élucider quelques contradictions dans le parcours de l’homme politique. Ce dernier, par épouse interposée, s’avère être un agent de la CIA. La phrase clé du film est « tout ce qu’il avait fait en dix ans de pouvoir était toujours allé directement dans le sens des intérêts directs des Etats-Unis, qu’il s’agisse de l’entrée en guerre contre l’Irak, de l’éviction de certains ministres etc. ». Voilà un sacré évènement narratif ! L’allusion à Tony Blair est évidemment transparente. Que d’aucuns pensent, mais sans le dire, que Blair ait été un agent de la CIA est une chose. Vrai ? Faux ? C’est probablement dans cinquante ans que nos descendants connaîtront la réponse. Mais la chose forte ici, n’est pas le soupçon informulé d’une telle appartenance, c’est bien évidemment qu’ON LE DISE !

blair_bullied.1268210045.jpg

Un évènement narratif a ceci de particulier qu’une fois qu’il s’est produit, les lignes de force de la narration de l’histoire (ou de l’Histoire) sont modifiées : une chose a été dite (même par un langage artistique ou cinématographique), qu’on le veuille ou non. Et c’est là d’ailleurs qu’on peut situer le rôle actif de l’art et de la littérature.

Je trouve pathétiques les efforts actuellement faits dans les médias pour taire cet évènement, le refouler. J’ai lu les articles consacrées à ce film dans « le Monde », « le Nouvel Obs » et j’ai même feuilleté hier soir « Télérama » au kiosque de la gare pour en avoir le cœur net. Quand les médias aujourd’hui parlent de ce film… ils s’épanchent sur un prétendu aspect autobiographique ( !), alors que le rapprochement possible entre l’ex-premier ministre reclus dans sa demeure de luxe (de sa propre volonté) et le réalisateur en résidence surveillée à Gstaad est plutôt tiré par les cheveux. Ou bien on se complait dans l’observation du « style Polanski » : la plage où l’on repêche le malheureux premier « nègre » ne rappelle-t-elle pas celle de « Répulsion » ? En général, l’allusion à Toni Blair ne tient… qu’une ligne !

Alors que bien évidemment, c’est là, « the point » comme disent les anglo-saxons…

Lorsque je suis sorti du cinéma, je n’avais qu’une idée en tête : « et l’on s’étonne, après ça que Polanski ait eu les ennuis que l’on sait ! ».

Reste évidemment à savoir pourquoi les principaux médias d’information ne parlent pas davantage de « l’hypothèse Polanski », pourquoi pendant des semaines il n’a été question que des détails plus ou moins sordides d’une liaison sexuelle (il est vrai peu reluisante) qui s’était déroulée trente ans auparavant, alors que la plupart des journalistes traitant du dossier devaient bien savoir que le cinéaste préparait un film dont le contenu était si sulfureux que des intérêts puissants ne pouvaient qu’exister pour viser à faire en sorte que ce film ne sorte jamais… Comprenne qui pourra.

ghost-writer-polanski_630_630.1268210023.jpg


Retour à La Une de Logo Paperblog

LES COMMENTAIRES (1)

Par Béatrice
posté le 11 mars à 14:34
Signaler un abus

Merci pour cet article. Je suis tout à fait d'accord avec vous. «Certains» auraient souhaité que ce film ne sorte jamais. Et ces mêmes «Certains» tâchent de salir le plus possible Polanski afin que tout les bien pensants n'aillent pas voir son film… J'espère que beaucoup comme vous comprendront que tout ce tapage médiatique, qui a un relent de pogrom, est orchestré pour museler Polanski.