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n jour, à Berlin, j’ai reçu un télégramme. Vous voyez déjà l’époque : c’était avant internet. Déplier un télégramme, c’est tout un art, une pratique dépassée
Il n’y avait pas longtemps que j’étais installé là-bas. Quelque chose comme deux mois. Avant de prendre le train Gare du Nord, j’avais passé quelques
jours chez Richard et Sarah, mes meilleurs amis, à Meudon, juste en dessous de l’observatoire. Et sur le quai, avant qu’on s’embrasse et qu’ils me souhaitent bonne chance, ils m’avaient dit qu’ils allaient sans doute se marier. Rapidement. Il
faudrait que je sois là pour être témoin.
Rapidement, mais pas pour la raison que vous imaginez. Ils étaient ensemble depuis sept ans et se doutaient bien qu’ils officialiseraient. Un jour ou l’autre. Seulement, il y avait du nouveau. Le père de Richard venait de leur demander s’il était toujours dans
leur intention de se marier, et s’ils avaient envie qu’il soit là le jour où. Si la réponse était oui, et si ça ne les embêtait pas trop de donner un
brusque coup d’accélérateur, il fallait faire vite – c’était un homme qui avait une conscience exacte du temps et de son
état.
Donc j’ouvre le télégramme, qui me donne la date du mariage - le 3 novembre 1990. Ils ont vraiment fait vite. Pour la petite histoire, ce sera le seul vraiment beau mariage auquel
j’ai assisté. La mariée n’est pas en blanc. Elle porte un tailleur vert anglais, assorti à son passeport britannique, et la moitié des invités sont
venus en Ferry, ou en avion, parce qu’à l’époque le tunnel sous la Manche, on le perce. Un des neveux de Sarah – timide,
quelque chose comme 22 ans – est ce jour là le plus heureux des petits hommes parce qu’elle lui a dit qu’évidemment il peut
venir avec un jean archi-troué. Même de la dentelle, pourvu qu’il soit là ; comment il est habillé, on s’en tape.
La veille du mariage, je prends donc place dans le Moscou - Paris. Un train que je connais déjà assez bien, parce quelques années plus tôt j’ai déjà habité Berlin. C’est là que j’ai fait mon service. Le soir j’allais boire de la Wiborova vers Nollendorfplatz. Ou
de la Schoefferhofer au café M., dans la Goltzstrasse. Une ville qui m’a plu. Noire, sombre. Avec de forêts glaciales l’hiver. Après la libération,
j’y suis resté quelques mois de plus, en civil.
Dans le train qui me ramène vers mes amis, je décompresse un peu. J’analyse ce qui vient de se passer pour moi au cours des deux mois précédents. Arrivé à Berlin, je m’étais donné maxi une semaine pour trouver un logement et un job.
J’ai respecté le timing. Je peux donc souffler. Pour le reste, ça reste encore une ville où je connais pas grand monde. Essentiellement des collègues de travail. Je jobbe
dans un hôtel conceptuel, décoré par un type qui trouve artistique de couler des Cadillac dans le béton. Je porte un très joli gilet dans les tons plumage de faisan, et Bärbel, la cuisinière, est
furieusement amoureuse de moi. Encore un petit cœur que je vais briser. Lamentable.
En train, comme tout le monde, je rêvasse. 1300 kilomètres, c’est dire si je vais pouvoir m’en payer, de la dérive. Jusqu’à Hanovre, je voyage assis dans un compartiment de seconde classe. Puis, à Hanovre,
il faut descendre. Après, on remonte une fois que les couchettes sont installées. Mes jambes tellement grandes, le compartiment tellement petit, je ne vois pas du tout ça comme ça. Je me contente
de poser mon sac au dessus de ma place. Je prends juste un bouquin, du papier, un stylo. Et direction le wagon restaurant, où je peux m’étendre et regarder les plaines du
Brandebourg et de Saxe – Anhalt. De la terre humide d’un marron très foncé, en plein milieu de la désolante et boueuse immensité du continent
européen. Dehors, ça caille drôlement. Mais j’aime ça – je suis un breton avec une âme slave.
Il y a un an que le mur est tombé. A peine s’il en reste quelques lambeaux et une poignée de miradors tagués. Les checkpoints, c’est fini. Alpha, Bravo, Charlie : couchés, anéantis. On voit juste encore des tas
de ferraille, des installations vagues et désormais privées d’utilité.
Je ne sais pas encore que ce monde qui commence après le mur va être beaucoup plus vache et plus instable que du temps où ce mur tenait debout. J’habite à l’Est. Je suis sous-locataire chez une dame qui s’appelle Vera. Une grande femme épatante qui a deux enfants qui font connerie sur
connerie. Ronnie fume en cachette. Maintenant, il sait qu’il faut garder son sang froid lorsqu’on est pris en flagrant délit. On ne planque pas une
clope mal éteinte dans une poche de pantalon pleine de pétards. Parce que ça pète, nigaud. Vera à un homme qui vient de temps en temps. Mais quand il boit, il finit toujours par donner des coups
de pieds dans les meubles. Alors, quand il vient sonner pour demander pardon, c’est à moi d’ouvrir la porte, de dire qu’elle
est pas là et qu’il faut qu’il dégage. Je ne défaille pas, même si à trois mètres de moi je la vois qui se mord ses gros doigts sur le canapé. Quand
il faut, je sais mentir. Je suis très crédible. On me donnerait le bon dieu sans confession.
Dans le train, j’ai des souvenirs de service militaire. Le jour où j’ai écrasé la gueule du sergent Fesquet avec ma ranger gauche, et je fais du 45.
Le dépôt de munitions du Rehberge, où j’ai piétiné le drapeau bleu blanc rouge avec Fred, parce que les nuits de garde, ça abrutit quand y en a trop. Les jours de
patrouille de l’autre côté du mur. Aller à l’Est, pour les militaires Alliés, c’était un droit. Tous les quatre mois, on
allait aussi passer une nuit à la prison de Spandau, où créchait Rudolf Hess. Dans les miradors, on lisait ce que nos prédécesseurs avaient gravé sur les murs avant nous. Y avait pas grand-chose
d’autre à faire. Surtout la nuit. C’était ça où compter les lièvres dans la cour. J’en ai compté douze, une fois.
Je pense à tous ces films que j’ai aimé qui se passent dans un train. Avoir la mort aux trousses. Etre l’inconnu du Nord Express. Tout un programme,
mais, dans le fond, je sais bien que, globalement, j’ai rien d’un aventurier – et ça me désole. Je pense aussi au jour où Mrs
Peel a laissé sa place à Tara King – he like his tea stirred anti-clockwise. Je pense aussi aux Liaisons Dangereuses – le Laclos, le Frears, et les
miennes. Toutes ces bêtises que j’ai pu faire en 28 ans de ce qui s’appelle une vie. Toujours avoir un tube de superglue sur soi pour recoller les
morceaux. Des bêtises, j’espère que j’en ferai d’autres, parce qu’une trajectoire trop rectiligne, ça
m’ennuierait des tonnes.
Et patati, et patata. Je rêvasse encore et je me rends compte avec dix bonnes minutes de retard que le train vient d’arriver à Hanovre. Retourner dans mon compartiment, prendre ma valise. Et attendre l’installation des couchettes. L’ennui, c’est que tous les wagons situés derrière le wagon restaurant viennent d’être décrochés. Y compris le mien, dans lequel j’ai laissé ma valise. Je
le vois partir en marche arrière. Je voudrais le retenir. Mais je ne peux pas. C’est vaguement troublant d’imaginer que vais arriver Gare du Nord
comme en slip, même si un rien m’habille. Je vais pas m’en faire pour si peu. Richard et moi, on fait la même taille. Il aura sûrement un costard à me
prêter.