Gauche, droite, droite, gauche. Carmen fait le tour d’horizon des cavaliers. Le temps est suspendu, qui l’invitera pour la prochaine danse : ce grand Américain respirant le propre et la joie de vivre ? Ou ce compatriote moustachu à l’allure fière et musquée ? Partout, ça se dévisage et s’envisage…
Une odeur de mousse de chêne et de cuir nous aborde. Mes violettes et ma vanille frétillent. Le mâle se rapproche, pas de doute, voilà le prochain partenaire de Carmen. Une main rêche et puissante la saisit. Surprise, Carmen se retourne et voit un vieil homme au visage buriné qui l’emporte sur la piste.
L’accordéon attaque les premières notes, le tango commence. Les jambes du vieillard se glissent entre celles de Carmen. Aine contre aine, elles s’emboîtent l’une contre l’autre. Nos pieds s’entremêlent et se disputent lascivement. Moi, je perds peu à peu la tête auprès des effluves de cardamome et d’ambre de notre adversaire.
Fini les notes de cœur, nous abordons bientôt celles de fond. Le tango se fait plus violent, plus rapide. Et nous, souffle contre souffle, joue contre joue, nous ne faisons plus qu’un. Nos sueurs âcres se lient. Je perds mon arôme sucré et me baigne dans cette eau salée. Elle a le goût des larmes partagées et des amours morts nés.
La danse ne ment jamais. L’entente, aussi improbable soit-elle, est évidente entre nous. Tous regardent et envient le couple atypique que nous formons, celui de la doncella et de la muerte. Enfin, j’ose m’enivrer de sa peau écorce et lui boit ma fraîcheur suave de Lolita. La lutte amoureuse de nos pas a cédé la place à la douceur de notre union.
La musique nous emporte et nous mène par le bout de nos escarpins et mocassins. Alors, nous nous abandonnons. Le jeu auquel nous jouons n’a plus d’importance. Qu’importe que nous fêtions notre rencontre ou enterrions déjà notre amour, qu’importe que l’un se dirige vers la mort et l’autre vers la vie, nous avons le même soif et le même appétit, celui d’ici et maintenant, celui de l’instant et des parfums éternels qui toujours trop tôt s’évaporent…