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Histoire de pivoines

Publié le 13 mars 2010 par Kranzler

pivoineSi je me rappelle bien, c’est un rituel qui a débuté lorsque j’avais huit ou neuf ans.
Puisque j’étais un grand qui allait désormais seul à l’école, et puisque à peine cinquante mètres séparaient l’école primaire de l’épicerie, ma mère m’avait jugé digne de faire les courses – les conditions étaient bien s
ûr de traverser au passage clouté, de vérifier la monnaie qu’on me rendait, et si je le voulais il m’était permis, sur le chemin du retour, de faire un détour pour regarder la mer.

Les courses, deux fois par semaine, je les faisais également pour Madame Toussaint, la voisine de gauche qui habitait la maison aux pivoines – d’énormes pivoines rouge foncé, et des blanches aussi, qui toutes sentaient le poivre trop sucré. Les jours où son jardinier venait, il arrivait que je lui rapporte du village une bouteille d’un litre de vin rouge, ou parfois deux par grande chaleur, enveloppées dans du papier journal. Madame Toussaint n’était pas avare. Chaque jour de la semaine où je descendais au village pour elle, mes appointements étaient fixés à un franc et un bonbon, et le dimanche, au double : autant dire une réelle fortune il y a quarante ans. Généreuse, elle n’en était pas moins regardante sur certains détails. Par exemple, je n’ignorais rien de ces goûts en matière d’épaisseur de tranche de jambon blanc. Ce devait ni trop mince, ni trop épais, et l’achat du bifteck filet du dimanche était de loin ce que j’appréhendais le plus, car ce n’était pas un quelconque bifteck banal et anonyme que je devais lui rapporter, mais un bifteck » pour Madame Toussaint », une précision que le boucher accueillait généralement d’un haussement de sourcil ou d’un sourire à peine contenu, quand ce n’était pas d’un » mais qu’est-ce qu’elle nous emmerde celle-là.»

Des visites de sa famille, elle en recevait assez peu. Deux fois par an, celle du fils de son défunt mari qu’elle appelait invariablement « le fils «, un mot qu’elle prononçait comme un nom d’insecte, et le fils était en fait un colosse assez antipathique, pilote de ligne et collectionneur d’hôtesses de l’air – si je me rappelle bien, l’uniforme d’Air Inter à l’époque était d’un bleu marine austère et intimidant. Celle qu’elle n’appelait jamais autrement que « La Lucienne », et qui était je crois la demi-sœur de son mari, se montrait toujours au début de l’été, le cou maigre et le décolleté flétri dissimulés par une abondante quincaillerie. Les bijoux étaient peut-être vrais, qui sait et qui s’en soucie. Mais ils étaient pour le moins voyants et cela, je l’ai compris longtemps après, c’était pour faire sentir à la voisine de mes parents qu’avant de s’appeler Madame Toussaint elle avait été durant près de vingt ans la domestique de Monsieur Toussaint. Pour les hôtesses de l’air, c’était moi qui allais acheter les éclairs café et vanille, deux douzaines en général ; Lucienne n’avait droit qu’à des biscuits secs : « tu prendras les moins chers. Le reste, on le donnera aux moineaux.»

La télévision, elle n’en a jamais voulu. « Tu comprends, si je l’avais, je crois que je serais toujours envahie. » Et elle avait certainement raison : les autres vieilles de la rue, qu’elle fréquentait un peu mais sans plus, se seraient attardées à n’en plus finir. Et on ne pouvait pas dire que c’étaient des femmes ayant une conversation particulièrement recherchée. Un dé à coudre de vin rouge et déjà on ne comprenait plus ce que disait l’une. La seconde ? Elle passait tout son temps chez les unes ou chez les autres, où la lumière et l’électricité étaient gratuites. La troisième, grasse et molle, éternellement fatiguée, avait la manie de défoncer les fauteuils où elle s’asseyait. Et pourquoi faire, une télévision ? Pour regarder quels programmes annoncées par quelles présentatrices maniérées ? Non, tout ce qu’elle aimait, et il n'y avait pas à sortir de là, c’étaient les 24 heures du Mans et Brigitte Bardot – alors pourquoi acheter un poste qui aurait dormi les trois quarts du temps ? Un poste, d’ailleurs, est-ce que ce n’était pas grossier et encombrant ? Bien moins joli qu’un bouquet ou un tableau ?

Bien sûr, en mệme temps que j’ai grandi elle a vieilli. Mais c’est à peine si j’ai vu les choses se faire. A l’école, le mercredi a remplacé le jeudi. Je suis entré au collège, Brigitte Bardot a cessé de tourner sans regrets et mes gages sont passés à cinq et dix francs. Du jour au lendemain, je n’ai plus acheté de vin rouge pour le jardinier, emporté par une cirrhose, et la boucherie a fermé à cause de la concurrence des supermarchés. Les mauvaises herbes ont commencé à encercler les pivoines, puis les chardons sont apparus. La veille de son départ en maison de retraite – elle avait 94 ans – Madame Toussaint pleurait. J’avais vingt-deux ans et c’était le dernier week-end de juin. Elle avait dit à ma mère que je devais absolument passer chez elle. Je savais exactement pour quelle raison et je ne voulais pas. Surtout pas. Mais j’y suis allé. Tout en pleurant, elle tenait à la main une feuille de papier et un stylo bille. Sous l’effet conjugué de la chaleur et des larmes elle donnait l’impression de se liquéfier – et ce n’était pas bon car je savais que j’avais de fortes chances de la faire pleurer encore un peu plus. Ce n’était pas une grande feuille de papier : à peu près de la taille de celles que j’avais longtemps utilisé pour inscrire la liste des commissions. Elle n’y est pas allée par quatre chemins. Elle m’a collé le stylo dans la main. Elle voulait que j’écrive mon nom en grosses lettres – j’ai un nom long et compliqué, une pure barbarie qu’elle n’a jamais pu prononcer correctement. Je lui ai répondu que je ne le ferai pas, et je suis resté ferme aussi longtemps que j’ai pu, aussi longtemps que j’ai pu regarder ses larmes et l’entendre menacer qu’elle allait se suicider, à quatre-vingt quatorze ans, le jour-même, si je ne lui obéissais pas. J’ai cédé. Après tout, je ne lui avais jamais rien demandé. J’ai cédé malgré la honte qui me bouffait de l’intérieur. Je savais qu’en acceptant je lui faisais sans doute le dernier plaisir que quelqu’un pouvait lui faire sur terre. Derrière sa loupe, elle n’a pas quitté la feuille des yeux pendant que j’écrivais mon putain de nom. Elle pleurait encore en me remerciant. Je ne peux pas dire si elle savait qu’ensuite tout irait très vite mais six semaines plus tard, en plein mois d’août, je me suis retrouvé avec une maison à moi, une maison avec pivoines et des volets fermés qui reste à ce jour le cadeau le plus lourd qu’on m’ai jamais fait.


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