A l’heure où on l’attend, elle arrive, ponctuelle, d’allure modeste, le cou entouré d’un châle à carreaux bleus. Elle n’est pas aussi éclatante que sur ses photos, mais c’est tant mieux : elle ressemblera davantage à la grande sœur ou à la cousine sympa. L’auditoire est nombreux : on a mis une affiche « complet » à l’extérieur de la petite salle où ont lieu les rencontres avec les écrivains. Il est également âgé : moyenne autour de la soixantaine. Dans l’assistance, on lit beaucoup, presque tout le monde a le livre. Quelques dames âgées sont arrivées très tôt pour réquisitionner les places assises, d’autres qui n’ont pas pu venir si tôt les regardent avec jalousie. Une étincelle mettrait tout ce petit monde en état de guerre. Je suis debout derrière la dernière rangée de chaises et derrière moi j’entends quelques dames discuter de leurs ennuis avec… leurs femmes de ménage ! Ce qui ne manque pas de sel vu la teneur du livre… La sympathique Florence est présentée et interrogée par un jeune gars de la librairie. Il veut d’abord savoir comment il se fait qu’elle n’ait pas été démasquée, et, deuxième question, comment faire pour ne pas être trahie par sa façon de parler, ses goûts, ses comportements ? La première question, je veux bien. Après tout, c’est vrai, pendant plusieurs mois en 2005, on n’a entendu, vu, lu que ce nom dans les journaux, sur les affiches des comités de soutien, en banderolles géantes pendues aux façades de nos mairies. Le visage nous est également familier. Eh bien, non, même en voyant le nom écrit noir sur blanc, ils n’ont pas fait le rapprochement les employeurs, les agents de Pôle Emploi, ni bien sûr les infortunés collègues. Le visage non plus ils ne l’ont pas reconnu. Tant sans doute c’est inimaginable qu’une célébrité se présente au guichet à la recherche d’un emploi. Mais la deuxième question m’étonne : n’est-elle pas exemplaire d’une société qui cherche à se rassurer et croit encore que le niveau culturel est une barrière contre la dégringolade ? Comme si les « pauvres » ne pouvaient être que des illettrés, des idiots, des demeurés, quand les pauvres aujourd’hui, c’est nous, c’est vous, c’est quiconque n’a pas l’assurance « de ceux dont on devine que le papa a eu de la chance ». D’ailleurs elle nous le dit, Florence, elle n’était pas celle qui « parlait le mieux » dans cette assemblée de précaires au petit matin dans le froid normand (et la pluie, qu’est-ce qu’il pleut souvent, dans ce livre…), il y avait une institutrice et même une prof agrégée qui tâchait d’allonger ses fins de mois pour payer la traite de la maison, une fois le mari parti sous d’autres cieux. Un jour, elle s’est laissée aller devant la dame du Pôle Emploi, madame Astrid, et à la question « quelles sont vos passions ? », elle a répondu : « nager et lire », « ah bon, qu’est-ce que vous lisez ? » a demandé l’autre, « la littérature du XIXème » a répondu Florence, et cela n’a pas choqué, c’était normal. La dame a enchaîné sur ses propres goûts littéraires (pas terribles, PPDA !).
Le livre de Florence Aubenas, « Le quai de Ouistreham » est ainsi fait d’anecdotes, il se lit avec plaisir et émotion. On regrette, oui, on regrette quand même qu’il n’y ait pas plus d’analyse. Quelques statistiques ne nuiraient pas. On voudrait un livre dans le genre de ceux qu’on édite dans la petite collection rouge « La république des Livres », bref on aimerait du sérieux. On ne lui en veut pas, à Florence, elle a fait un excellent reportage. Il est des lecteurs pour la critiquer parce qu’elle, elle savait qu’elle retrouverait une vie de privilégiée à la fin de son expérience, et que donc… donc quoi au juste ? Jusqu’où exige-t-on d’un narrateur son identification à ses personnages pour prêter attention à ce qu’il nous dit ? N’est-il pas essentiel que certaines situations soient dites ? Qu’est-ce qu’on voudrait ? Que l’écrivain se suicide à la fin ?