Éditions Verdier, 2009.
CETTE MAGIE-LÀ, PRIMITIVE ET PRIMORDIALE
Entreprendre La Piste mongole, se risquer, à la suite de Christian Garcin et de Rosario Traunberg ― l'un de ses doubles ― au décryptage des pistes ― narratives, géographiques, oniriques ― qui surgissent au hasard des rencontres dans la lecture de ce roman aux entrées multiples, emprunter jusqu'aux fins fonds des steppes russes les routes cahoteuses qui mènent de Pékin à Ulaan-Baatar et de Ulaan-Baatar à la « grotte-utérus » du monastère de Tovkhon ou aux rives mystérieuses du lac Baïkal, c'est accepter de se risquer dans un périple labyrinthique complexe tout à la fois déstabilisant et exaltant. C'est s'aventurer sur des zones frontières mouvantes où le réel, illimité, se démultiplie à l'infini. Car selon Geirg, le jeune bouriate rencontré sur les bords du lac Baïkal, « la réalité est un amalgame d'expériences qui interagissent selon des lois souvent imprévisibles. On ne la décrypte qu'à peine, et toujours selon une grille de lecture extrêmement réduite... ». Et pour s'en saisir tant soit peu, il faut ouvrir les yeux et l'esprit, comme cela advient durant les rêves.
Conçus comme un langage à part entière, un pont vers le « monde-autre », c'est-à-dire le monde des esprits, les rêves servent de fil conducteur aux intrigues qui se tissent de Mongolie à Pékin et de Pékin à la Mongolie. Abolissant les frontières du temps et de l'espace, du « je » narratif et du personnage, et au-delà, de la naissance et de la mort, les rêves permettent aux esprits initiés de transmigrer et de s'incarner dans d'autres personnes. Ainsi l'on peut suivre La Piste mongole en se fondant dans l'univers truculent de la grosse Pagmajav dont les « fumées divinatoires » conduisent à la vieille « Sürgündü jambes d'os » ; de la vedma redoutée de tous qui « parle aux esprits et chevauche Barük, le grand loup gris des steppes » à la non moins redoutable et puissante tante Gü, de la lignée de Baba-Yaga, de Shoshana la gardienne, de Baubô « la grande ancêtre ». Ou, côté homme, de Shamalyan le passeur et de Chen Wanglin, apprenti chaman et apprenti écrivain.
Il s'agit au départ, pour le français Rosario Traunberg, de remonter la piste mongole afin de retrouver un ami français disparu. Eugenio Tramonti était lui-même parti sur les traces d'un ami russe ou peut-être ukrainien, Evgueni Smoliensko, disparu, lui aussi, quelque part en Mongolie. Tramonti n'a laissé de son passage qu'un papier sur lequel sont inscrits trois noms : celui de l'ukrainien Smolienko, celui de l'anglaise Shoshana Stevens et celui d'Amgaalan Otgonbayat, « grand jeune homme aux traits fins,... qui avait vécu un temps en Chine, mais aussi en France et en Russie, et parlait cinq langues. » Amgaalan à qui Rosario rend visite dans sa yourte, pour tenter d'en obtenir quelque renseignement. Confronté en direct à une scène de chamanisme imprévue, Rosario pénètre alors dans un univers inconnu dont les clés ne cessent de lui échapper. « Je n'y comprends plus rien », répète Rosario, qui, tant pour poser lui-même sa pensée que pour orienter le lecteur dérouté, perdu dans la forêt foisonnante du roman, se livre régulièrement à des récapitulatifs :
« Écoutez, fis-je à Amgaalan,.. Nous ne nous connaissons pas, je viens à vous parce que sur un bout de papier oublié sur une table était indiqué votre nom, associé à celui d'un Russe que vous avez croisé une fois, d'une Anglaise que vous ne connaissez pas, tout cela écrit par mon ami, que vous ne connaissez pas non plus. Bon. Ensuite vous me faites assister à une transe chamanique au cours de laquelle est prononcé le nom de mon ami, celui que vous ne connaissez pas, bien que son nom et le vôtre soient inscrits côte à côte sur ce papier dont je dispose. Une vieille femme dit qu'elle a croisé cet ami disparu, votre cousin arrive et prétend avoir rêvé de la personne dans la yourte d'à côté, ainsi que du jeune garçon que je dois rencontrer pour retrouver peut-être la trace de mon ami. Honnêtement, je suis un peu perplexe. Pour ne pas dire complètement perdu. » (page 131)
Et plus loin:
« Récapitulons: un gamin nomade doit me renseigner sur ce qu'il est advenu d'Eugenio. Il a donc dû le rencontrer, ou rencontrer quelqu'un qui l'a rencontré : c'est l'homme qui a vu l'ours qui a vu l'ours... » (page 139)
Et le lecteur de La Piste mongole, pareil au lecteur des contes de l'enfance ― qui prend appui sur de menus indices récurrents semés au fil des pages ― de rassembler dans sa besace de multiples cailloux qui jalonnent son chemin de lecture et l'aident à la traversée : le scarabée qui agonise à la surface d'une bassine d'eau claire, devant la yourte ; les objets magiques nécessaires au rituel chamanique de Pagmajav : le miroir, le bonnet, le manteau, le plumeau, le tambour, le tabac ; le bout de papier sur lequel ont été gribouillés trois noms ; et les animaux : Barük, le loup « avaleur-des-steppes »; le yak de l'oncle Omsum-le-septième ; Dianda, l'hermaphrodite « esprit du lac », « à la fois chien mâle et renard femelle » ; et Lelio Lodoli, l'aigle du Baïkal.
Foisonnant de légendes, le lac Baïkal est « un des endroits de la terre où la distance entre le monde des hommes et celui des esprits est la plus faible ». Et les forêts qui le bordent, peuplées « de frôlements obscurs et de souffles inquiétants ». Un lieu unique en son genre, « un lieu privilégié ».
Étonnant roman à tiroirs construit comme un jeu d'emboitement de récits gigognes, interrompus puis repris, mais reliés les uns aux autres par de mystérieuses imbrications, correspondances et coïncidences, apparitions et disparitions, La Piste mongole, qui étend ses ramifications en Chine en la personne de Chen Wanglin, travaille à rassembler, par cercles concentriques, les « réseaux souterrains » qui sillonnent l'espace, « rhizomes narratifs » sans lesquels se perdre est inévitable. Seuls le cousin chinois d'Amgaalan, Chen Wanglin, doué du pouvoir de « pénétrer les rêves d'autrui » et le chauffeur mongole Dokhbaar échappent à la peur de se perdre. Tous deux, en effet, ne possèdent-ils pas le don de déchiffrer les pistes ?
« Nous sommes dans la journée un quatuor muet, deux d'entre nous tout entiers concentrés sur les pistes, géographiques ou narratives, qu'ils arpentent à grande vitesse en prenant garde d'éviter impasses et embûches, accidents de parcours et erreurs de trajectoire, les corrigeant au besoin, les assimilant dans d'autres cas, continuant ainsi d'aller de l'avant, et les deux autres plongés, l'un dans le paysage grandiose qui défile sous ses yeux, l'autre dans celui, peut-être non moins grandiose, de l'espace intérieur qu'il parcourt en dormant. »
Passionné d'écriture et auteur en herbe de plusieurs récits en cours d'élaboration, Chen Wanglin passe pour un fou : un « barge » qui mêle les histoires et les rêves à la façon de l’auteur de La Piste mongole. Destiné, d'ailleurs, tout comme ses propres personnages ou comme les personnages imaginés par le Chinois à disparaître à son tour dans l'un des récits de Chen Wanglin.
« C'était comme si, à travers la planète, une épidémie d'enfouissements dans des terriers mortuaires avait contaminé des dizaines d'êtres humains... Alaistair Springfield dans le désert de l'Utah, Shéridan Schann en Écosse du côté de Stirling, Edward Chen en Sibérie orientale, Christian Garcin dans les Alpes françaises... ».
Ce clin d'œil malicieux de l'auteur à lui-même fait sourire, comme font sourire aussi, sous le regard de Chen Wanglin se regardant dans la glace, les similitudes inattendues qu'il se trouve avec certains acteurs américains :
« Je me sentis soudain autoritaire et viril. À ce moment précis, je ressemblais sans doute un peu à Bogart dans Casablanca, en plus grand, bien sûr. »
Ou encore:
« Je restai impassible et sérieux, ressemblant ainsi quelque peu à cet instant précis, quoique de manière assez furtive, à Clint Eastwood dans Pale Rider. »
Humoristique et drôle, à la fois épique et réaliste, La Piste mongole est un roman inépuisable : magnifique de beauté, de mystère et de poésie. Une fois refermé le livre, l'esprit des steppes flotte encore, les eaux profondes du Baïkal agissent sur les rêves. Le chamanisme rôde, porteur d'images troubles et envoûtantes. Les momies continuent de vivre leur léthargie fœtale dans les grottes. Et le lecteur, abasourdi de se trouver soudain délesté de la magie de cet univers n'a qu'un désir : replonger dans la « fiction mongole », retourner aux odeurs âpres de la yourte, se laisser bercer encore aux psalmodies incantatoires de Pagmajav, retrouver Irina et la cabane sous le lac, se fondre à nouveau dans la « forêt obscure », écouter le vent chanter dans les rémiges de Lelio Lodoli. Renouer avec cette magie-là, primitive et primordiale.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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