En apesanteur

Publié le 21 novembre 2007 par Mirabelle
C'était comme une de ces scènes de film, vous savez, ce genre d'images vues et revues qui nous fait dire que tout ça, c'est du cinéma. C'était comme une de ces scènes de film où les héros se rencontrent  dans l'ascenseur, sur un air de  Richard Cocciante et Fabienne Thibaut. C'est une question de feeling, paraît-il. C'était comme une de ces scènes de film où les regards se croisent à peine.
Il lui avait tenu la porte. Elle était persuadée qu'il était avec cette dame, là, avec le bébé. Mais non. La dame et le bébé avaient pris les escaliers et lui avait pris l'ascenseur, appuyant sur le bouton du quatrième étage. Elle avait choisi le dixième, sans un mot. Ils se frôlaient presque, dans cette minuscule cage. Elle l'avait regardé. Pas un de ces regards francs et directs, qui veut dire "vous me plaisez bien", non, mais un regard à la dérobée, mine de rien, dans le genre non-détrompez-vous-vous-ne-m'intéressez-pas-du-tout. Il faisait tinter ses clés, nerveusement. Elle faisait pareil. Elle avait presque envie d'en rire.
Il y avait une chanson, là, qui lui revenait. Vous savez, cette chanson de Calogero. Les chiffres dansent, tout se mélange, je suis en tête à tête avec un ange... Il était brun, avec un grain de beauté sur la joue gauche. Des yeux noisettes. Bien propre sur lui. L'air sérieux et réservé. Elle, elle revenait des courses, n'était ni maquillée ni coiffée, fagotée comme l'as de pique. Pas à son avantage en somme. C'est toujours quand il faut être belle qu'on ne l'est pas. Les étages s'enchaînaient. Un, puis deux, puis trois. En théorie, ce n'est pas long, six étage. Mais là, dans le silence... Et avec cette sensation délicieuse, celle de l'interdit. Enfin, je suis mariée depuis cinq ans, qu'est-ce qui me prend de penser à ça ? Tout à l'heure, elle avait cru sentir un regard. Furtif. L'avait-il trouvée belle ? Il y avait si longtemps qu'on ne l'avait pas trouvée belle. D'un oeil nouveau. Comme une première fois.
Enfin, le quatrième étage. La porte qui s'ouvre. Lui qui sort.
- Bonne soirée, lui dit-il.
- Vous aussi.
En passant dans le couloir, elle entendait déjà la télévision. Et si elle lui avait parlé ? Si elle avait osé le regarder ? Et si... Un journaliste sportif braillait. Quand elle passa le seuil de chez elle, elle constata que la vaisselle n'était pas faite. Il était là, affalé dans le canapé.
- Tu as passé une bonne journée, mon chéri ?
- Oui.
Il n'avait même pas quitté l'écran des yeux. Comme d'habitude. Il avait sur lui son vieux jogging, celui qu'elle détestait. Soudain, elle eut en tête un poème de Prévert, Déjeuner du matin. Un poème qui dit tout d'une femme après quelques années de mariage. Elle s'enferma pour se faire couler un bain, se plongeant ensuite dans l'eau bouillante.
En apesanteur, pourvu qu'on soit les seuls dans cet ascenseur... Elle préférait penser à Calogero.