Magazine Humeur

Nuit et conscience

Publié le 20 mars 2010 par Fbaillot

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JEAN FERRAT - NUIT ET BROUILLARD -

Les hasards de l’histoire permettent parfois des associations extraordinairement fructueuses : quelques jours après que Jean Ferrat ait quitté sa terre d’Ardèche, Simone Veil entre chez les Immmortels.

Ces deux silhouettes suscitent une impressionnante humanité, et chacune de leur côté, elles ont réussi à faire tomber les barrières de l’opinion, les clivages qui paraît-il, nous interdiraient de nous parler, de nous entendre.

J’aimais Jean Ferrat, j’aime Simone Veil. Curieusement, à travers ce qui les sépare, Jean et Simone ont un destin qui les rapproche. J’avais très modestement eu l’occasion de rencontrer l’une, à Strasbourg, alors qu’elle était présidente du Parlement européen, en compagnie de Louise Weiss, autre femme extraordinaire qui a sa rue dans notre commune. Simone est petite, presque discrète, mais tellement disponible, curieuse, irradiante. Elle parle de son quotidien, de sa famille, et puis soudain, nous voici dans les échanges Nord-Sud, les conquêtes des femmes, les combats qu’il reste à mener. Elle répugne à ce qu’on la plaigne, à ce qu’on l’admire, c’est une femme d’aujourd’hui.

Je n’ai pas connu Ferrat, même si le village d’Antraigues évoque pour moi tant d’odeurs, de rayons de soleil, de vie rude et pourtant tellement saine, d’équilibre.

Je vous propose les paroles de cette chanson qui n’a pas eu besoin des lumières de l’Académie pour devenir immortelle, qui réunit ces deux consciences dont notre pays est fier.

Nuit et brouillard

Paroles et Musique: Jean Ferrat   1963

Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir

Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou
D’autres ne priaient pas, mais qu’importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

Ils n’arrivaient pas tous à la fin du voyage
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
Ils essaient d’oublier, étonnés qu’à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

Les Allemands guettaient du haut des miradors
La lune se taisait comme vous vous taisiez
En regardant au loin, en regardant dehors
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours
Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire
Et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare

Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter ?
L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui c’est l’été
Je twisterais les mots s’il fallait les twister
Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

Et parce que Ferrat ne serait pas ce qu’il a été sans Aragon, je vous offre dans un autre registre ce poème incomparable. D’après ce que je sais, Ferrat avait sérieusement remanié les vers d’Aragon pour les nécessités de sa musique. Mais le poète n’y avait pas vu de trahison.
AU BOUT DE MON ÂGE
Poème d’Aragon

Au bout de mon âge
Qu’aurais-je trouvé
Vivre est un village
Où j’ai mal rêvé

Je me sens pareil
Au premier lourdeau
Qu’encore émerveille
Le chant des oiseaux
Les gens de ma sorte
Il en est beaucoup
Savent-ils qu’ils portent
Une pierre au cou

Au bout de mon âge
Qu’aurais-je trouvé
Vivre est un village
Où j’ai mal rêvé

Pour eux les miroirs
C’est le plus souvent
Sans même s’y voir
Qu’ils passent devant
Ils n’ont pas le sens
De ce qu’est leur vie
C’est une innocence
Que je leur envie

Au bout de mon âge
Qu’aurais-je trouvé
Vivre est un village
Où j’ai mal rêvé

Tant pour le plaisir
Que la poésie
Je croyais choisir
Et j’étais choisi
Je me croyais libre
Sur un fil d’acier
Quand tout équilibre
Vient du balancier

Au bout de mon âge
Qu’aurais-je trouvé
Vivre est un village
Où j’ai mal rêvé

Il m’a fallu naître
Et mourir s’en suit
J’étais fait pour n’être
Que ce que je suis
Une saison d’homme
Entre deux marées
Quelque chose comme
Un chant égaré

Au bout de mon âge
Qu’aurais-je trouvé
Vivre est un village
Où j’ai mal rêvé

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