Alien 3

Publié le 24 mars 2010 par Cameron

J’ai beaucoup hésité avant de m’attaquer au troisième volet de la saga Alien, d’abord parce que je n’ai pas revu le film depuis longtemps, ensuite parce qu’il est considéré par la plupart des amateurs comme le plus faible des quatre. Or je ne suis pas certaine que le combat d’Alien 3 se joue sur le terrain de la comparaison. Je suis même persuadée, au contraire, qu’il inaugure dans la saga un tout nouveau chapitre de la trajectoire de son personnage principal, Helen Ripley : celui de la descente aux enfers. Et que, dans ce contexte très particulier, la figure de l’Alien n’a plus qu’une fonction annexe, ce qui a certes eu de quoi décontenancer les spectateurs.

Est-ce à dire que nous sortons ici de l’imagerie traditionnelle d’Alien ? Pas vraiment, car les choses ne sont jamais si simples, dans l’univers très balisé de la saga. Chacun des réalisateurs qui a eu à prendre en main l’une de ses séquelles s’est trouvé contraint d’utiliser un code cinématographique très précis qui pouvait dans certains cas être particulièrement éloigné de son propre univers. David Fincher est sans doute celui qui a le plus souffert de ce cahier des charges, dans la mesure où il succédait à deux metteurs en scène ayant su imposer leur marque sans trahir l’esprit originel du projet. Il a donc choisi une option radicale. Lui que l’on a désigné comme le réalisateur le plus visuel de sa génération après l’inattendu succès de Seven, va tout simplement utiliser ses atouts pour dynamiter les figures imposées d’Alien. Cela fait d’Alien troisième du nom une sorte d’exception dans la saga, un film dont tous les choix de mise en scène et de scénarios vont viser à renverser la problématique principale.

Ce renversement est suggéré dès l’ouverture du film. La vision poétique d’un voyage spatial en état de sommeil artificiel est l’une des marques de fabrique de la série, l’un de ces détails qui concourent à son identification visuelle immédiate. David Fincher en reprend le principe, mais il le fait en raccourcissant tous ses plans comme l’ancien réalisateur de clips qu’il est par ailleurs ; cela donne un rythme syncopé déstabilisant à mille lieux de la solennité affichée par ses deux prédécesseurs. Dès le début, Fincher nous informe par l’image que ce qui l’intéresse n’a rien à voir avec la tradition. L’ouverture d’Alien 3 reprend certes les motifs, au sens musical, de ses prédécesseurs, créant l’illusion de la continuité, mais il brise presque aussitôt le rythme narratif auquel nous sommes habitués. Et si l’on faisait la liste des autres figures imposées de la saga, il serait aisé de souligner une par une les entorses que leur fait subir le réalisateur. Spectateurs avertis, nous savons tous dès le début du film que Ripley cache un alien dans ses bagages. Nous savons aussi que très vite, la bête en question va se déchaîner. David Fincher sait que nous savons, alors il va faire de son histoire autre chose : une étude sur la noirceur de l’âme humaine.

Cela implique de faire table rase du passé, bien sûr, autrement dit de tout ce que les précédents films, et surtout Aliens le retour, s’étaient échinés à bâtir. Pour mémoire, Aliens le retour se terminait par l’escapade réussie de Ripley, la petite Newt, un Marine survivant et Bishop l’androïde (hélas coupé en deux par la reine alien, mais comme c’est un androïde, il parle encore…). Lors du prologue de son film, et grâce à l’intervention opportune de notre monstre favori, David Fincher fait s’échouer les survivants, en tuant trois par la même occasion pour ne conserver que Ripley. La terre étant comme de juste inaccessible dans la saga, l’action va se passer sur une planète-prison dénommée Fiorina 161, et gérée par… la Compagnie. La fameuse, celle qui est à l’origine de tous les ennuis de Ripley. Nous apprenons d’ailleurs à cette occasion le nom de cette entreprise (Weyland-Yutani), tiens donc, voici une petite entorse à la tradition de la saga. Mais David Fincher en fera bien d’autres. Tout ce qui pourrait le gêner, il l’expédie pour se concentrer sur ce qui l’intéresse vraiment : qu’est-ce qu’être humain ? Et nous voilà au cœur du véritable sujet du film, de son seul enjeu symboliquement parlant. Les monstres ne sont pas ceux qu’on croie. L’Alien, dans son étrangeté, dans sa féroce volonté de survivre, a un caractère d’innocence qui fait de lui non pas le monstre, mais le témoignage d’une certaine pureté spirituelle, celle-là même à laquelle aspirent les personnages sans le reconnaître. Nous avions déjà eu ce discours dans la quadrilogie, mais dans la mesure où il était tenu par un androïde, sa portée philosophique en était amoindrie. Ici, sous la caméra de David Fincher, c’est véritablement le combat de l’âme contre les ténèbres qui prend corps. Et pour que l’analogie religieuse fonctionne à plein, Alien 3 situe son action au cœur d’une communauté autogérée de criminels endurcis exilés loin de toute civilisation. Les hommes rassemblés dans ce pénitencier hors-normes sont la lie de l’humanité. Abandonnés à eux-mêmes, ils ont bâti pour ne pas s’entretuer une communauté quasi-monastique, avec comme chef de fil un prêcheur halluciné qui les guide d’une main de fer (Dillon, interprété par un Charles S. Dutton exceptionnel). Le directeur de la prison, censément représentant de l’autorité, n’est ici qu’un fantoche, tentant désespérément d’obéir aux ordres de ses lointains employeurs, mais soumis en réalité au bon vouloir de ses ouailles. Si la communauté survit, c’est uniquement parce que tous épousent les règles draconiennes de Dillon : le châtiment ne peut être accepté que choisi, librement renforcé par la discipline sans faille de l’expiation spirituelle.

Dans cet univers clos, violent et masculin (voire mâle), l’irruption de Ripley constitue une déflagration bien plus effrayante que celle du monstre qui l’accompagne. Premier renversement de taille, l’intruse est ici l’héroïne, regardée par tous comme l’élément déstabilisateur qui va faire voler en éclats la petite communauté. D’ailleurs, Ripley est effectivement devenue « étrangère ». Parce que tout est parti en fumée de ce qu’elle avait réussi à sauver lors de son précédent combat, elle a perdu sens de son humanité. Le propos entier du film découle de cet état de semi-absence qui caractérise l’héroïne en deuil de trop de morts. Et nous allons alors voir s’accumuler les fameuses entorses aux règles de la série dont je parlais un peu plus haut. Ainsi, pour la première fois, Ripley entretient une relation physique avec l’un des personnages, en l’occurrence le médecin de la prison qui, bien que criminel lui aussi, conserve encore quelques traces de civilisation et auquel Charles Dance apporte sa densité humaine[1]. Pour la première fois aussi, elle contemple la violence qui l’environne avec détachement, avec soulagement même, y compris quand elle en est la victime directe. Pendant le premier tiers du film, en réalité pendant la brève période durant laquelle elle peut croire s’être définitivement débarrassée de l’Alien, Helen Ripley est une survivante sans ressort ni désir autres que purement physiques. Lorsque la présence de l’Alien éclate aux yeux de tous, c’est, d’une certaine manière, sa propre libération qui commence. Mais là où dans les précédents films, la menace provoquait une nécessaire solidarité, ici, malgré les tentatives de la communauté de prisonniers, Helen Ripley n’est déjà plus parmi eux. Parce qu’elle est la seule que l’Alien semble éviter dans sa chasse impitoyable des êtres humains. Parce qu’au bout du compte, les laissés-pour-compte de Fiorina 161 avaient raison : la vraie menace, c’est elle.

Ce retournement de situation est la seule et unique justification d’Alien 3. Premier film de la quadrilogie à privilégier la caméra subjective, il est aussi le seul à utiliser cet artifice de cinéma pour nous montrer le point de vue de l’alien lui-même (ce que ses prédécesseurs avaient évité). Par ce biais, David Fincher interpelle directement le spectateur et lui désigne la véritable menace, le véritable danger : Helen Ripley, celle à laquelle nous nous sommes identifiés depuis le début. Rien d’étonnant alors à ce que le film fasse du monstre un objet de décor davantage que la principale attraction. David Fincher se moque à peu près de la fabuleuse créature créée par Ridley Scott, il n’en enrichit d’ailleurs quasiment pas la mythologie. Il se moque aussi du rôle spécifique des androïdes dans la saga Alien : sa plus belle révolte contre les figures imposées est bien remplacer l’androïde par l’homme qui, à l’origine, avait servi à créer cette série d’êtres artificiels. Alien 3 est le seul film de la série où aucun robot ne joue le moindre rôle, et pour cause : il n’y en a plus besoin. Ash dans le premier film, Bishop dans le second, étaient les commentateurs distants, parfois ironiques, parfois atrocement détachés, de la bataille humaine, mais aussi et surtout de la perfection biologique incarnée par l’Alien. David Fincher, lui, dispose de Ripley pour cela. C’est elle qui est chargée de nous faire observer les personnages comme des insectes curieux, elle qui exprime à la fois l’étrangeté totale de l’Alien et le caractère pathétique de la race humaine dans ses efforts pour survivre. Elle qui est le monstre, et nous montre de quoi est fait l’homme.

Nous achevons ainsi un bien étrange voyage en compagnie d’Helen Ripley. Alien 3 nous contraint en réalité à porter un nouveau regard sur l’histoire que l’on nous a racontée jusqu’ici. Les trois premiers films de la saga deviennent à l’issue de ce dernier opus le triptyque assez sadique d’une destinée humaine chargée de symboles. De l’élévation de Ripley au rang d’héroïne à sa chute finale face au mal, ce sont les hommes qui ont perdu la bataille. L’Alien, lui, ne triomphe que par sa pureté de nature, pourrait-on dire. Ainsi la porte est ouverte au tout dernier film de la série, qui verra disparaître même son personnage principal. La boucle sera enfin bouclée. Si difficile à classer soit-il, Alien 3 opère le changement de perspective nécessaire à l'évolution de la série, en rendant la 1ère place à Ripley aux dépens de l'Alien. Ce choix discutable est, me semble-t-il, magnifié par l'interprétation sans faute de Sigourney Weaver. Et parce qu'elle a commencé à devenir ce qu'elle combattait, finalement, l'Alien demeure le seul horizon indépassable de cette quadrilogie d'exception.

PS : je republie aussi les deux précédentes notes consacrées à Alien, pour la continuité.

[1] En réalité, il existait une autre scène de ce type dans le 1er Alien, entre Ripley et le capitaine Dallas, mais qui avait été supprimée au montage car ne cadrant pas avec la tonalité plutôt glaciale du film. J’y vois une confirmation de l’obstination de D. Fincher à briser tous les codes implicites d’Alien.