Tonneaux

Publié le 23 novembre 2007 par Eric Mccomber

Escapade
J’ai monté Rosie et nous avons trotté au hasard et en silence. Tout naturellement, on s’est retrouvés au pont. Rosie, pour la première fois depuis longtemps, toute nue. J’avais de la difficulté à la maîtriser, tellement elle était légère, piaffante et reniflante !… Nous avons tout de suite voulu de la côte !… Puis ici, y a que ça, alors… Une première, une seconde, un virage, un faux plat, encore une côte, on descend tout ça, on remonte un peu, je suis où ? Au soleil. Entre deux coteaux déshabillés de leurs grappes, que vous boirez dans 5 ans dans les bouteilles de VS, et dans dix pour les XO.
Les vignes ont l’air fatiguées. Elle me font penser à nous, quand on prenait l’autobus, sur Van Horne, les sept ou huit gars de l’usine, tout gris et racornis, penchés sur nos bancs ou accrochés de traviole aux poteaux de chrome. On se racontait des blagues de cul, on se promettait de s’appeler, puis on se questionnait sur la programmation de la soirée télé. L’autobus se vidait lentement et nous quittions un à un. Au fur et à mesure que nos rangs devenaient clairsemés, le malaise montait en chacun de nous, qui faisions un désolant spectacle de nos fringues de travail, chauffées aux aisselles et aux entre-jambes, maculées de glus diverses, vieux alcools collants, jus de fruit décomposés, gras de tartinades moisies… Une fois sur deux, les employés de la poissonnerie Shwogel montaient en même temps que nous. C’était un concerto pour traces de pus. Une symphonie de caca. Au mois d’août, les gens descendaient du bus et attendaient le prochain.
Rosie rigolait toute seule, aujourd’hui, dans les vallons. Je voyais pas pourquoi, bien que le soleil et la belle brise m’aient donné envie de sourire un peu. À un moment j’ai reconnu le paysage. On s’était perdus ici, avec la Ptite, l’hiver dernier. En partant vers La Rochelle. Il avait neigé et nous faisions les durs qui en ont vu d’autres, mais la Ptite, elle avait jamais conduit l’hiver. Enfin, ça avait bien été. J’en profite pour vous prévenir que le Cognac VS de 2011 sera magnifique. Il paraît qu’une bonne neige, c’est fabuleux pour la vigne. Une bonne neige, en Charente, c’est un centimètre et ça reste au sol au moins une journée.
En tout cas, je traverse leurs rangs et je veux bien croire qu’elles ont tout donné, ces vignes. La plupart sont accoudés à leurs cordes-à-linge, penchées par en avant, presque couchées dans la brise, z’ont l’air vieilles, usées, grises… C’est pas un métier de tout repos, ça, vigne. Ceci dit, leurs vacances commencent, maintenant. Elle vont dormir et dormir.
Amoncellements
Je fais toutes sortes d’insomnies. Je suis tombé sur des traces cybernétiques de mon amour, il y a une semaine. Depuis, j’apprivoise mon envie d’y retourner à tout bout de champ. J’avais pas pensé à ça. Qu’en cas d’accident, les trucs resteraient sur le Net. Du moins un bon bout de temps. D’ailleurs, mes comptes webmail demeureraient en fonction. Les proches pourraient continuer à m’écrire. Même que si j’étais du genre geek, j’aurais pu programmer des envois d’avance, et ceux-ci continueront à parvenir à leurs destinataires. Ça serait comme si je vous écrivais de mon poste au fin fond de la république des morts. Un amour qui ne veut pas mourir. Tsi-poum, tsi-poum, solo.
La Quinte
J’ai pas vu ça venir. J’ai bossé toute la journée. Je mangeais en haut, dans ma chambre. Fromage, machin. J’allais prendre quelques petits cafés en bas, juste pour rester au monde, pour toucher terre. Puis je remontais et tape-tape-tape. Je suis graphomane, il paraît. Il est vrai que j’ai souvent pas le temps d’écrire un truc parce que je suis en train d’en écrire un autre plus urgent. Urgent pour moi. Urgent dans mes caprices de bébé musclé. De chérubin barbu de 110 kilos. Bon. On s’en fout, de ça. Vous encore plus que moi !… Je me complais !… Faites-moi taire !… Envoyez-moi une grande rigolote qui penche la tête quand elle écoute, ou une petite pensive qui éclate de rire quand elle jouit. Bref, je suis descendu à la fin de ma journée et le bar était sur le point de fermer.
LeTonnelier, le serveur, m’a donné (sans que je lui demande quoi que ce soit) le nom qu’il voulait que son personnage porte dans le roman que j’écrirais sur Cognac et l’Héritage. LeTonnelier, c’est le prénom. On cherche encore le nom de famille, mais je crois bien que ça sera pas long.
LeTonnelier c’est le cafetier-serveur-barman élégant, gracieux, gandin, corpuchic !… manières, connaissance, style, et tout. Il restait encore quelques clients au resto et donc LeTonnelier passait constamment de son personnage de serveur bichonné qui part livrer les plats, à son personnage de potache d’arrière-scène qui insiste pour m’expliquer graphiquement, mais avec distinction, réserve et détachement, le sens des expressions péter la rondelle, avaler la fumée ou se prendre une murge. Quelques potes et employés sur le point de partir assistent et contribuent, en rires ou en contenu à ce moment d’édification.
À un moment, des clients viennent à la caisse pour régler l’addition et LeTonnelier s’interrompt au milieu d’une blague pour aller s’occuper d’eux. La phrase reste en suspens et il change de posture dorsale, de faciès et d’accent en un éclair.
— …Et là le renard monte sur le tonneau derrière la mule, il prend sa canne et commence à lui péter la rondelle bien sec et oui monsieur. Monsieur veut régler la note, tout de suite monsieur. Monsieur désire une fiche ?
Les deux bourgeois déposent les gros billets sur le comptoir, saluent tout le monde, et quittent la salle. LeTonnelier reprend exactement où il avait laissé.
— Voilà msieudame, bonsoir et à bientôt ensuite, comme c’est le tour de la mule, elle passe derrière et l’embroche dans le trou de balle, comme ça… mais au bout d’un moment elle râle, elle se plaint un peu que l’autre y bouge pas, quoi, il fait comme la pantoufle, tu vois…
Les gens du bar sont morts de rire, et moi je sens que ça va bientôt me prendre. LeTonnelier poursuit.
— … Alors le renard y fait, d’une voix étranglée, « ehk, si tu pouvais reculer de vingt centimètres, je pourrais au moins bouger la tête ! »
Tout le monde se tape les cuisses. Dans la cuisine, les chefs encore au taf ont commencé à chanter un hit de Richard Goldman, une infection même par des professionnels, mais là, c’est si décalé que ça approche de l’art moderne. Ça fait carrément mal au cerveau. LeTonnelier connaît le rythme et il enchaîne avec les blondes.
— Savez ce que c’est, un grain de beauté sur la fesse d’une blonde ? Un cancer du cerveau.
Poilades.
— Savez comment on appelle une blonde avec une mèche brune ? Une lueur d’espoir.
Tout le monde se retient (mal). Ça fait pas rire la serveuse (blonde) qui arrive avec un plateau de verres à vin sales. J’en profite pour contribuer une des seules blagues dont je réussisse à me souvenir, celle de l’Ours qui se torche avec un lapin. Bon. Ils rient pas tellement, je crois pas qu’ils ont pigé. LeTonnelier les aime bien, les blagues d’animaux, il fonce, tout en coulant quatre cafés gourmands, trois crèmes, deux noisettes et un déca. Clic-clac schouffff baong plaf ! Tout ça apparaît dans le cabaret immense, comme il raconte sa blague. Il fait :
— C’est le singe, il arrive à la clairière pour la réunion des animaux de la jungle, mais il est deux heures en retard, tu vois, et c’est plutôt pas son genre, tu vois, il est le singe ponctuel, quoi, alors tout le monde s’inquiète, surtout qu’il a l’air à moitié mort, quoi ! Il est crevé, les joues creuses, le teint tout pâle…
Nous rions déjà. C’est ça, aussi, les trucs imparables. Les singes, les blondes, les organes génitaux !…
— L’hippopotame demande : « Ben alors, Singe, qu’est-ce que t’as, t’as choppé la crève ? T’es contagieux ? » L’autre répond, tout fatigué : « Ah les gars, non, non, vous en faites pas pour moi, c’est juste que je me suis fait la girafe, hier soir et la garce a passé toute la nuit à me dire “roule-moi une pelle, lèche moi le cul, roule-moi une pelle, lèche-moi le cul !�… »
Ah, je souris, quand même ! J’ai un point d’observation idéal, juste à la frontière !… Le vista perfecto ! Vision de la France juste le long du décor, là ! Entre les touristes gastronomes qui festoient dans la pièce d’à côté et les mécaniciens du manège réunis juste derrière la tenture.
— Pourquoi la blonde appuie son oreille sur les murs ? Elle veut écouter du House !
Tout à coup, le pote de LeTonnelier qui ne disait rien jusque là, ou presque, me demande à brûle pourpoint pourquoi je rigole pas, et si ma femme est blonde. J’entends la réponse résonner en moi : « Non, ma femme est morte ». Et j’imagine trop le silence absurde qui suivrait. Je ne réponds rien, mais j’imagine tellement leurs gueules, la fin de la teuf, comme on dit, que là, ça y est… Je commence à rire.
— Bah alors, elle l’est, ou pas ?
Mais je ris aux larmes, j’entends encore ma réponse, sèche, froide, « Non. Elle est morte. » Ça me tue, j’ai le ventre qui va exploser, je sens que je me fais des abdos juste à tenter de survivre à ce rire tectonique, tellurique, minéral !… Ça y est, j’en pleure, je hurle de rire dans le bar fermé. Ils me regardent tous et j’entends encore cette phrase, dans ma tête : « Non. Elle est morte. »
L’eau salée me gicle des yeux, j’ai l’air de Déméthan !… Je jubile, c’est la toute première fois que je ris depuis juillet, que je ris vraiment. En fait, que je ris tout court. Quand je pense que mon voisin Osvaldo, de l’autre côté de la cour s’est déjà plaint du fait que je riais tout seul, la nuit, que je réveillais tout le monde !
— Tou té ris beaucoup. Tou té ris toujours. Toute la nouit, tou té ris. Tou dérangé toute lé monde. Tou té ris, tou té ris, ja ja ja ! Tou té ris beaucoup !…
Eh bien, ça y est. C’est revenu. « Non. Elle est morte. » J’imagine trop la scène, quoi. Leurs tronches. Quand je finis par me calmer, je leur raconte la blague des caribous, pourquoi ils ne s’accouplent qu’à l’heure des repas, parce que wapiti vient en mangeant. Personne ne rit. Ils se forcent un peu. C’est encore moins drôle du fait qu’ils me prennent en pitié. Il croient que je suis saoul. Mais moi, je me fous de tout. Je ris enfin. On se quitte bientôt, eux contents de sortir de là et moi, heureux d’y rester. Chacun part rejoindre un petit ventre chaud, une chute de reins soyeuse, une cuisse lourde ou légère.
Je monde à ma chambre dans l’escalier centenaire qui craque sous son vernis patiné. Je rentre chez moi. Je viens rejoindre la mienne, de femme, mais je sens que ça achève. Que bientôt, je pourrai vraiment la laisser partir. Je commence à entrevoir que je quitterai Cognac au printemps en y laissant mes fantômes, je roulerai à nouveau, sur la route, tout seul avec Rosie.