Mers-el-Kébir (photo trouvée sur le net)
4 avril 1879
... Sous mes pieds, des montagnes rouges, ondulant au loin en lignes tourmentées. Autour de moi, des lentisques, des lavandes, des tapis de fleurs exotiques aux senteurs d'aromates; dans l'air, les parfums capiteux d'un printemps plus chaud que celui de l'Europe.
Un grand paysage aride, désert, - vu de très haut : aux premiers plans de montagnes, des lumières crues, heurtant de grandes ombres dures, toute la gamme des gris ardents et des bruns rouges; - dans les fuyants infinis des lointains, des bleus limpides et des nuances d'iris... Un air vivifiant et chaud, un ciel plein de rayons.
Là-bas, sur la route qui fuit et se perd dans la direction du Maroc, une bande d'Arabes passe et disparaît. Et, en haut, éclaire le grand soleil d'Afrique!...
C'était bien inattendu, cette Algérie!
(...)
Je suis seul au milieu de ces montagnes.
Je regarde et je respire. - C'est donc vrai, qu'il y a encore au monde de l'espace et du soleil. - Hélas! comme il me paraît terne et pâle, vu d'ici, ce temps que je viens de passer au foyer de la famille! C'est navrant d'éprouver cette impression, mais je sens que je m'éveille d'une sorte de sommeil, que hantaient là-bas des visions douces et mélancoliques.
Je me reconnais ici, je reconnais tout ce qui m'entoure, tous les détails de cette nature, - toutes ces fleurettes arabes, - les glaïeuls rouges, les lentisques parfumés, les larges mauves roses, les pâquerettes jaunes et les hautes graminées; - toutes les plantes, toutes les senteurs de ce pays, tout, les lignes rudes des montagnes, les grandes roches rouges du Marabout, et là-bas le cap de Mers-el-kébir, qui s'aplatit et s'écrase dans la mer bleue comme le dos bossu d'un méhari; - surtout je reconnais et j'aime ce je-ne-sais-quoi d'âpre et d'indéfinissable qui est l'Afrique!...
Il y a dix ans, j'avais couru ce pays, ces mêmes montagnes, et cueilli ces mêmes fleurs. J'avais fait un long séjour ici, et je passais mes journées à errer par-là, dans ces sentiers de chèvres, dans ces ravins pleins de pierres et pleins de soleil. Je galopais beaucoup sur les chevaux d'un certain Touboul, et je coupais en route de gros bouquets odorants que je rapportais le soir à mon bord. (...)
Et je retrouve ici tous ces souvenirs oubliés; ils sortent des feuilles des chamaerops et des aloès, ils me reviennent dans toutes ces senteurs de plantes.
Voici, tout près, au-dessus de ma tête, ce creux de pierre où certain jour je ramassai Suleïma la tortue, qui, depuis cette époque, tient compagnie fidèle là-bas aux bonnes vieilles du foyer...
Peut-être est-ce parce que je m'y sens encore étonnamment jeune que j'aime tant ce pays.
Et puis, comme c'était inattendu!
Un ordre brusque, comme il en arrive en marine, - des adieux précipités, - un bateau rapide, - et, ce matin, à quatre heures, au lever du jour, la terre d'Afrique était en vue.
Avec émotion je regardais se dessiner, se rapprocher ces montagnes rouges de Mers-el-kébir, qui me ramenaient à dix ans dans le passé, et j'aspirais cette senteur de l'Algérie, toujours la même, qui déjà nous arrivait au large, - mélange de parfums d'herbes et d'odeurs de Bédouins.
Et vite j'ai mis pied à terre, pressé de m'enfoncer le plus loin possible dans la campagne de ce pays.
Pierre Loti - Suléïma- (Les trois dames de la Kasbah) - Folio n° 4446