Magazine Humeur

L'Occident et la perte de ses valeurs : regards d'un intellectuel algérien

Publié le 26 mars 2010 par Hermas

1.- Nous vous proposons ici la lecture d’un texte écrit par M. Chems Eddine Chitour, professeur à l’école polytechnique d’Alger, dont le titre est “Les quatre crises”. L’auteur leur attribue une paternité commune, qui serait le capitalisme, analysé par lui comme intrinsèquement pervers en ce qu’il serait « originellement contre la valeur humaine ». Ces quatre fléaux, dans l’ordre de présentation qui en est donné, sont : la crise alimentaire, due à « l’insatiété des hommes qui font tout pour s’enrichir quel qu’en soit le prix matériel ou moral », la crise financière, qui résulte en particulier « d’opérations économiques d’envergure calculées et exécutées par quelques puissantes banques qui vont jusqu’à menacer des États de faillite totale pour arriver à leurs fins », la crise climatique et enfin la « crise de civilisation ». On trouvera l’intégralité de ce texte sur le site Contreinfo.

Cette analyse appelle des réserves, en particulier à cause de sa critique sans nuance du capitalisme. Mais, de fait, elle “photographie” une situation internationale qu’il est difficile de nier dès lors que les mécanismes financiers internationaux jouent globalement, en effet, à la faveur de la démission proprement politique des Etats occidentaux, « contre la valeur humaine ». Les réflexions de l’auteur trouvent un écho, en particulier, dans l’analyse de Miguel Argaya Roca, que nous avons publiée sur Hermas, à propos de « l’avortement comme méthode d’exploitation capitaliste » et l’on connaît aussi la sévérité du magistère de l’Eglise en ce domaine.

2.- Nous vous proposons de lire ici plus particulièrement ce qui se rapporte, en cette étude, à la “quatrième crise”, à savoir la « crise de civilisation ». Cette partie nous paraît la plus importante : elle est, en effet, la cause des causes. De toute évidence, le regard de l’auteur est biaisé par ses propres apriori, ses rancunes peut-être, voire son idéologie. A l’entendre, l’aventure du capitalisme n’aurait été qu’occidentale et l’Occident serait évidemment chargé de tous les maux, la guerre, le colonialisme, l’extermination, imposés notamment à une Afrique supposée pacifique et paisible, alors qu’elle a subi, bien avant les développements du capitalisme occidental, outre ses querelles tribales endémiques, la guerre, le colonialisme, l’intolérance, la discrimination et le commerce d’êtres humains imposés par l’islam.

C’est le mythe du bon sauvage revisité de l’extérieur, et exprimé en un discours que maints occidentaux, paradoxalement, sont prompts à avaliser et dont l’auteur se plaît à recueillir les témoignages. Comme il est de règle en certains milieux pensants du tiers-mondialisme, l’Occident paraît ici identifié au mal. De bien il n’est nulle question, en quelque ordre que ce soit, hormis l’évocation d’un « rayon de lumière exceptionnel » dont l’auteur ne précise évidemment pas la nature. Paradoxalement, l'auteur qui se pose en critique sans complaisance de la réduction du monde à l'économisme sombre ici dans le même travers. Le christianisme lui-même ne paraît à ses yeux qu’une composante extrinsèque, superficielle, intéressée. L’ignorance de M. Chitour, sur ce point, est plus que profonde. Elle est abyssale.

3.- Il n’empêche, bien des traits de son analyse sont vrais. Et s’ils le sont, c’est précisément par la renonciation à ce christianisme et par le choix d’un « sacerdoce dans le money théisme ». La formule, avouons-le, est fort bien trouvée. Cet abandon a dévitalisé l’Occident de l’intérieur, qui s’est en effet rempli d’économisme et d’utilitarisme, en se déshumanisant à proportion. Le modèle du “courtois” et du preux a laissé place à celui de l’honnête homme, l’honnête homme au bourgeois et le bourgeois au consommateur, sommet du réductionnisme matérialiste ["leur dieu, c'est leur ventre...”], devant lequel viennent désormais s’accroupir le politicien, le juriste, le médecin, le banquier, l’homme “d’affaires”, le journaliste et le “philosophe”, dans une étroite communion : celle de l’argent. Même nos milieux “cathos bien-pensants” n'échappent pas à cette fascination, où le mode de pensée et de vie christiano-païen est devenu si naturel. Il n’est hélas pas rare d'y voir s’exercer un très grand écart, assoupli par une longue pratique professionnelle et familiale, entre Dieu et Mammon. On y lit fidèlement le “Figaro” et “Famille chrétienne”, on vote et on pense “comme il faut”, en se gardant de tout excès, on s’y montre tolérant, moralement ouvert, et surtout, Evangile oblige, on veille avec un soin jaloux à ne pas mélanger ce qui est de César et ce qui est de Dieu. Mais dans l'esprit du temps, cela ne signifie que ceci : que ce Dieu n’a rien à voir en nos affaires de ce siècle. Ce que dénonce justement, à notre avis, cet article, c’est qu’au fond l’Occident a renoncé à se penser lui-même avec exigence comme civilisation. Les efforts qu’il fait, en particulier en Europe, pour échapper à ses racines chrétiennes, avec la complicité passive (ou active) de nombreux clercs et laïcs gagnés à l’idéologie du monde, qui ne trouvent aucun souffle pour l’en dissuader, ne font que l’éloigner davantage de cette possibilité.

La leçon vient de l’extérieur, elle n’est pas agréable à entendre. Mais elle est vraie. Pour nous, catholiques elle n’a qu’une réponse possible : l’acheminement résolu à une véritable conversion du cœur, avec la grâce de Dieu, pour rendre cohérentes notre foi et notre vie, en privé et en public, dans la famille et dans la société politique, dans l'école et dans la pratique professionnelle, dans les discours et dans les actes. C’est ce à quoi ne cesse de nous inviter l’Eglise. Le remède de l'Occident n'est pas qu'il cesse de l'être ; c'est qu'il retrouve le sens de son être, de son identité, et qu'il y retrouve une vie nouvelle.

Voici le texte de M. Chitour :

« Cette dernière crise (morale) est à la fois ancienne et actuelle, elle structure l’imaginaire des pays occidentaux, elle plonge ses racines dans l’arrogance de l’Occident mâtiné de christianisme au départ pour les besoins de sa cause et qui ensuite s’est découvert un sacerdoce dans le money théisme. Tout au long de l’aventure du capitalisme, des vies ont été broyées au nom de l’intérêt, des guerres ont été faites, un colonialisme le plus abject a été imposé aux nations fragiles par les patries des droits de l’homme européen. Pour Jean Ziegler, “les peuples du tiers-monde ont bien raison de haïr l’Occident.(...) Par le fer et le feu, ils ont colonisé et exterminé les peuples qui vivaient sur les terres de leurs ancêtres en Afrique, en Australie, en Inde... Le temps a coulé depuis, mais les peuples, se souviennent des humiliations, des horreurs subies dans le passé. Ils ont décidé de demander des comptes à l’Occident”. Même les droits de l’homme - un héritage du siècle des Lumières - participent du complot. Alors qu’ils devraient être “l’armature de la communauté internationale” et le “langage commun de l’humanité”, ils sont instrumentalisés par les Occidentaux au gré de leurs intérêts (1).

Une analyse pertinente du déclin de l’Occident pour avoir failli à son magistère moral nous est donnée par l’ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani. Dans cet essai magistral, il analyse le déclin occidental : recul démographique, récession économique, et perte de ses propres valeurs. Il observe les signes d’un basculement du centre du monde de l’Occident vers l’Orient. Il cite l’historien britannique Victor Kiernan et son ouvrage The Lords of Humankind, Europe an Attitudes to the Outside World in the Imperial Age. Kiernan brossait le portrait de l’arrogance et du fanatisme traversés par un rayon de lumière exceptionnel. “La plupart du temps, cependant, les colonialistes étaient des gens médiocres mais en raison de leur position et, surtout, de leur couleur de peau, ils étaient en mesure de se comporter comme les maîtres de la création. En fait, [l’attitude colonialiste] reste très vive en ce début de XXIe siècle. (...) Le complexe de supériorité subsiste. « Cette tendance européenne à regarder de haut, à mépriser les cultures et les sociétés non européennes, a des racines profondes dans le psychisme européen.”(2)

La dichotomie “The West and the Rest” (l’Ouest et le reste du monde), voire la perspective conflictuelle résumée par la formule “The West against the Rest” (l’Ouest contre le reste du monde) semble être étayée par le mythe de la guerre contre Al Qaîda. Il n’est pas étonnant dans ces conditions de voir perdurer des situations dantesques s’agissant de l’arrogance des riches en face de la détresse des pauvres. Santiago Alba Rico en donne un exemple récent, il s’agit du luxe d’une croisière qui jette l’ancre à... Haïti au moment du tremblement de terre. “Vers dix heures du matin, le 19 janvier dernier, le Liberty of the Seas, un des yachts les plus luxueux du monde, débarqua ses passagers dans le port idyllique de Labedee. Accueillis au son d’une musique folklorique enchanteresse, avec des rafraichissements... Ce rêve matérialisé, ce retour civilisé au Jardin d’Éden biblique, était cependant attenant à un autre monde d’innocence perdue et de barbarie antédiluvienne. Une mince cloison, une transparence dure et infranchissable le séparait de cet autre monde. Et c’est qu’en effet, de l’autre côté du mur de trois mètres de hauteur, hérissé de fils de fer barbelés et gardé par des vigiles armés, on n’était pas le 19 janvier, mais le 12, il n’était pas dix heures du matin, mais cinq heures de l’après-midi, on n’était pas à Labedee, mais à Haïti et la terre tremblait, les maisons s’écroulaient, les enfants pleuraient et des milliers de survivants fouillaient les décombres pour y rechercher des cadavres et un peu de nourriture.” (3)

“(...) De quel droit survivons-nous aux morts ? Du droit que nous donne la certitude inexorable de notre propre mort. (...) De quel droit les États-uniens rient-ils à des funérailles à Haïti ? (...) Eh bien, la mondialisation capitaliste consiste - du point de vue anthropologique - en ce que les classes moyennes de l’Occident, à travers le tourisme et la télévision, aillent rire à gorge déployée, et boire et danser... ” (3).

Alba Rico conclut d’une façon pertinente : “Nous sommes là parce que nous sommes plus riches et plus puissants et cela vaut également pour les bons sentiments ; mais si nous sommes, en plus, impolis et grossiers, si nous rions à leurs funérailles, c’est parce que nous sommes convaincus que, contrairement aux Haïtiens et aux Indonésiens, nous n’allons pas mourir. (...) La grossièreté, l’irrespect, la mauvaise éducation sont presque devenus des impératifs moraux. Cela peut-il nous étonner que lorsqu’il s’agit de "sauver le monde" l’Occident s’empresse d’envoyer des marines et des touristes ?” (3) (…) ».

 Notes du texte

(1) Jean Ziegler : La haine de l’Occident. Albin Michel. 2008

(2) Kishore Mahbubani : The Irresistible Shift of Global Power to the East. 2008

(3) 7.S.Alba Rico http://www.legrandsoir.info/De-quel-droit-survivons-nous-aux-morts.html6


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