Suleïma

Publié le 27 mars 2010 par Araucaria

Photo trouvée sur le net.
Elle était très réveillée aujourd'hui, la tortue. Elle traînait vivement sa carapace trop lourde sur ses petites pattes ayant forme de pieds lilliputiens d'hippopotame, et s'en allait la tête en l'air, en regardant de droite et de gauche. Sur les pavés blancs, sur les petits rochers, elle marchait en zig-zags, heurtant les pots de fleurs par maladresse, ou disparaissant - le long du mur au midi - derrière les beaux cactus à fleurs rouges. Sous ce soleil, aussi chaud assurément que celui de son pays, elle s'imaginait sans doute avoir retrouvé une Algérie en miniature.
(...)
Ma chatte Moumoutte s'occupait beaucoup de Suleïma; elle la guettait par farce, au débouché de ces pots de fleurs; sautait dessus tout à coup, le dos renflé et la queue de côté, avec un air plaisant, et donnait un coup de patte sur le dos de bois de cette camarade inférieure. Ensuite elle venait à moi en me regardant, comme pour me dire : "Crois-tu qu'elle est drôle, cette bête; depuis déjà pas mal d'étés que nous nous connaissons, je n'en suis pas encore revenue, de l'étonnement qu'elle me cause!"
Et puis elle se couchait, câline, prenant un air de fatigue extrême, - et bondissait tout à coup, les oreilles droites, les yeux dilatés, quand quelque pauvre lézard gris, craintif, avait remué dans le lierre des murs...
Il y a des années que je connais ce manège de chatte et de tortue, au milieu de ces mêmes cactus; tout ce petit monde de bêtes et de plantes continue son existence tranquille au foyer, tandis que, moi, je m'en vais au loin, courir et dépenser ma vie; tandis que les figures vénérées et chéries qui ont entouré mon enfance disparaissent peu à peu, et font la maison plus grande et plus vide...
Et tous ces bruits d'été dans cette cour, comme ils sont toujours les mêmes! Les bourdonnements légers des moucherons qui dansent dans l'air tiède, les poules qui causent dans le jardin de nos voisins, et les hirondelles qui chantent à pleine gorge, là-haut, sur les arrêtoirs des contrevents de ma chambre.
Mon Dieu, comme j'aime tout cela;  comme on est bien ici, et quelle chose fatale que cette envie qui me prend toujours de repartir...
Pierre Loti - Les trois dames de la Kasbah - Folio n°4446