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Tiroirs, cases et étiquettes

Publié le 13 décembre 2009 par Laurentnoel

En quête perpétuelle de repères, le regardeur des œuvres d’art a besoin non seulement d’y reconnaître des formes familières, mais aussi d’effectuer un classement par lequel chaque artiste devra trouver une place confortable, dûment répertorié dans les tiroirs de la pensée.
Sans étiquetage possible, pas de reconnaissance, et sans étiquette, pas de reconnaissance possible.
D’où le lieu commun déjà évoqué dans un précédent article : « ah, vous êtes peintre ? Et vous faites quoi comme peinture ? »
Bien entendu, à chacun ses cases personnelles, organisées à sa convenance par disciplines (les graveurs, les peintres, les sculpteurs, les plasticiens, etc.), puis à l’intérieur de chaque discipline, par techniques, et/ou par styles.
Côté technique, on a vu naître dans la peinture, il n’y a pas si longtemps, des tiroirs très spécifiques : les aquarellistes et les pastellistes. Voilà qui ne manque pas de m’interroger. Sauf allergie particulière constatée par son médecin traitant, cette spécialisation technique me paraît suspecte. Les peintres ne sont–ils pas seulement peintres, en utilisant indifféremment toutes les techniques ? Ils devraient, tels que je les imagine, savoir faire flèche de tout bois.
Apartés :
S’il y a des aquarellistes, alors que suis-je ? Un encreur ? Doublé d’un huileux émulsionné ?
S’ils ne sont qu’aquarellistes, alors ils ne se mouillent pas.
Les pastellistes, à force de fixatif, ne bougent plus.
Ne confondrait-on pas métier d’art et art tout court ? Le regardeur, plutôt que d’admirer la magnifique technique de tel(le) ou tel(le), ne devrait-il pas se demander si l’œuvre qu’il a sous les yeux est une véritable œuvre d’art, profonde, personnelle, sensée ? Il existe aujourd’hui des groupes, quasiment communautaires, avec leurs expositions, mises à l’honneurs, cooptations et récompenses distribuées en vase clos, relayées dans leurs propres publications (ça y est, il existe depuis peu un magazine de l’aquarelle…).
Je m’attends à une prochaine exposition du « club-des-aquarellistes-qui-travaillent-l’abstrait-dans-le-mouillé » Je crois que j’irai la visiter, cela me permettra un énervement supplémentaire.
Plus sérieusement, je me demande si ces spécialisations ne cachent pas un important défaut d’idées. On noie le non-sujet dans une sauce technique. On cache le non-sens derrière une apparente virtuosité. On masque enfin les lacunes graphiques (le dessin est aussi mal en point que l’orthographe) dans une lourde poussière colorée ou dans des effets de matières vendus prêts à l’emploi dans tous les rayons consacrés aux loisirs créatifs (tous ces médiums d’effet !), ou encore dans des inondations de jus d’aquarelle fusant n’importe comment dans la fibre des papiers absorbants détrempés (il suffit alors d’annoncer que le résultat n’est pas aléatoire, mais « sensible »). Et pourquoi tout ça ? Pour faire l’artiste, sans doute.
Je préfère mille fois une œuvre maladroite et chargée d’émotion, de mise en danger, d’équilibre instable et de sincérité, à un travail techniquement irréprochable, mais sans véritable sujet ou implication, dans laquelle la seule expression serait celle du papier ou du médium employé.
La société des pastellistes (de France, s’il vous plaît) quant à elle, commet des expositions un peu partout, transportant son académie poussiéreuse (colorée, mais poussiéreuse) de région en région. On y a la curieuse impression que presque tous les artistes y font la même chose… un peu comme se ressemblent beaucoup d’aquarellistes de « l’école du mouillé »…
À force de technique, on empêche le style.
Style qui, lui aussi, permet bien des classements (par ailleurs souvent utilisés à contresens ou inopportunément):
Figuratif ou abstrait ?
Académique, classique ou moderne ?
Plus spécialisé : brut, naïf, expressionniste ou néo-réaliste ?
Autrement spécialisé : symboliste, surréaliste, fractal ou cinétique ? Etc.
A ce sujet, un critique d’art a mis au point une édifiante «approche de classification pour une taxinomie visuelle générale de la création artistique (sic)». Mise à part la discutable commercialisation de ce travail — destiné selon l’auteur à ce que les artistes, moyennant finances, soient présents et visibles sur l'Internet, mais aux retombées annoncées parfaitement invérifiables — il faut reconnaître la valeur de cette entreprise, qui a le mérite d’énumérer un certain nombre de critères et de références importants dans la lecture et dans l’appréciation d’une œuvre.
Dernièrement, un nouveau tiroir a été remis en service, en tendance, pourrait-on dire : les «artistes singuliers». Dubuffet lui-même avait conscience du pléonasme. L’artiste digne de ce nom n’est-il pas par nature singulier ? Or, cette classification désigne aujourd’hui un genre assez bien défini, descendant plus ou moins directement de l’art brut.
Les singuliers ne le sont donc plus.
En matière de classification, le fin du fin serait bien d’être répertorié, et cela est un joli paradoxe, parmi les inclassables. Non pas à cause de l’hétérogénéité d’un travail, qui au contraire multiplierait les références, mais bien par son unité originale, profonde, qui ne correspondrait pas aux étiquettes existantes.

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