"Pas de débats, presque pas d'"idées" (les poètes - Ramuz n'avait cessé de le répéter, la rencontre de Ponge me le confirmerait plus tard - les tiennent en grande défiance). Et nulle pensée accordée, par l'hôte ou par le visiteur, au succès possible, improbable, même à la plus pure des gloires. Simplement se rebâtissait chaque fois l'espace nécessaire pour que les seules voix qui comptent fussent entendues.
Puis on redescendait, sérieusement cahotées par les vieilles voitures de tram imprégnées d'odeur de cigare froid, à travers la nuit; en réalité, tout ailleurs que dans un tram, serrant parfois un livre prêté sur ses genoux- cassette à présent refermée, dans un monde devenu étrangement poreux à l'inconnu, comme une forêt peut l'être au ciel.
Je n'ai pas raconté cela pour le vain plaisir de me glisser de biais dans ce livre; mais parce qu'il est peu de jeunes écrivains de Suisse française, depuis une trentaine d'années, qui n'aient fait ce même voyage (que Roud appelait la "traversée", sûrement sans se douter à quel point c'en était une - à partir d'un monde que l'adolescent devine truqué ou amputé, vers une sorte d'île où plus de vérité est maintenue).
(Philippe Jaccottet, Gustave Roud, Seghers Poètes d'aujourd'hui, 2002, page 11)