C'est le soir, mais il fait encore clair, vive le printemps. Il fait doux, mais pas assez, nous le comprendrons plus tard.
En voiture, direction sauvetage de batraciens.
Passque, c'est bien connu, au printemps, les sauteuses des prés, plus souvent appelées ainsi lorsqu'elles sont accompagnées d'ail, prennent des risques inconsidérés pour aller pondre dans l'étang qui les a vues naître, en traversant des rues pleines de trucs qui font vroum vroum. Durant cette migration, nombreuses sont celles qui se font écraser et ça fait plotch plotch.
Vous allez me dire, « à quoi bon en sauver quelques-unes, est-ce vraiment indispensable dans notre société, notre monde ». Bien sûr que non. Rien n'est indispensable. Bosser ne l'est pas. Aller au cinéma non plus. Aider une œuvre non plus. Se tracasser pour l'effet de serre non plus. Et faire traverser des grenouilles non plus. Mais doit-on, dans notre existence, ne faire que des choses indispensables ? Purée, ô que non, j'espère bien. Donc moi, depuis toujours, ne me demandez pas pourquoi (peut-être ce mythe du prince charmant, qui sait), je rêvais de sauver des grenouilles. Passque j'aime bien ces petites choses en soi banales, mais quand on y pense tellement géniales (et ça rime) : servir un repas de Noël aux démunis, répondre au téléphone au Télévie (enfin pas cette année, zont quitté Namur, les fourbes), donner l'heure à une vieille dame angoissée, sauver des grenouilles... J'aime ça.
Et l'opportunité m'a donc été donnée d'aller sauver les grenouilles. Mon matos est prêt : seau, bottes en caoutchouc n'ayant jamais servi (moi être une aventurière dans l'âme, dans l'âme seulement), gilet réfléchissant (en tout cas plus que moi) prêté par ... euh j'ignore si je peux le dire et lampe torche... que j'ai oubliée. Passque, sans doute, j'ignorais comment allait se passer la récolte des grenouilles. Donc je croyais sans doute, béatement, qu'elles allaient se précipiter dans mon seau, en me croassant des petits « mercis mercis mercis ».
Bref oubliée, la lampe, mais pas grave, car à notre arrivée, l'organisateur a tout le matos adéquat pour les bénévoles ignorant tout des déplacements annuels de batraciens.
Et il est super, l'organisateur. Passionné. Il prend le temps de tout nous expliquer. Ainsi, une fois que nous sommes bottés, gilet-réfléchissantés, seautés et lampedepochés, il nous emmène à l'endroit balisé « attention traversée de batraciens », avec petite lumière et panneaux pour avertir les véhicules, et nous explique le processus : les petites planches en bois arrêtent les bestiaux, il nous suffit de les récupérer et de les mettre dans le seau. A gauche, ceux qui reviennent de l'étang après la ponte et les galipettes (enfin plutôt les galipettes puis la ponte). A droite, les retardataires qui tentent encore de rejoindre ledit étang. Nous serons à gauche, pour les retours. C'est ainsi que ça s'appelle : y'a les allers, et les retours. Et tout est comptabilisé : 4500 allers à ce jour, rien que là où nous sommes. C'est grisant.
Il est maintenant temps de nous mettre au boulot, et de repérer les grenouilles. Mais ici, point de grenouilles, que des crapauds. 4500 crapauds autour de moi, voire plus. Et mon esprit se met en branle : 4500 princes charmants potentiels. Un supermarché de bruns ténébreux en puissance. Rhaaaaaa, je me meurs de bonheur.
Mais je n'ai pas le temps de rêvasser et d'organiser mon mariage de princesse, le devoir m'appelle. Et il est simple, passque les crapauds, c'est d'une fadeur inattendue. Dans ma tête, grenouilles et crapauds, ça saute vachement. Ça saute haut. Ça ne fait que ça, sauter. Un peu comme des criquets ou des sauterelles, je sais pas trop. Mais genre, tu approches ton doigt, et pouf, y'a plus de grenouille, enfuie, échappée, évaporée. Et bien pas du tout. Le crapaud, puisqu'ici, il ne s'agit, je vous le rappelle, que de crapauds, avance mollement, bien au sol. Même lorsqu'il saute, c'est parallèlement au sol, et pas en l'air, j'ai pu le constater. Le crapaud est fade. Tellement fade que j'angoisse : une fois ce crapaud transformé en prince, ça va donner un mec « fauteuil télécommande football bière pieds sur la table basse », je ne vois pas d'autre alternative. Alors, est-ce une bonne idée d'en embrasser un ?
Donc le crapaud avance à son rythme. Et une fois bloqué par les panneaux de bois supposés lui sauver la vie, il attend. Le panneau ne fait que vingt centimètres de haut, mais le crapaud ne tente rien. Il reste là, perdu. Et il attend. Il attend la main humaine qui vient le sauver. Oh, il a peur hein, on peut le constater : le mâle croasse pour la signaler, sa peur, tandis que la femelle, elle, fait pipi. Passque, oui, le crapaud est mâle OU femelle. La grenouille aussi. Et non, le crapaud n'est pas le mâle de la grenouille, non non non. Le mâle se reconnaît à ses petites pattes avant ornées de taches noires (dont j'ai oublié le nom, mais je crois me souvenir que ça a un lien avec la sexualité, petit coquin va). La femelle se reconnaît à sa taille : elle est énorme. Et puis, le mâle, il est obsédé (ça donnera donc un prince « fauteuil télécommande football bière pieds sur la table basse cul sexe cul sexe cul sexe cul »), il s'accroche comme un damné, tout petit qu'il est, sur le dos de son énorme femelle, il s'accroche à son cou, et ils avancent à deux, soudés. Hilarant. Captivant.
Et nous les ramassons. Des petits mecs. Des grosses nanas. Et des couples. Parfois, la nana est ballonnée, incroyablement ballonnée (un peu comme moi après le repas, vous voyez), si ballonnée qu'on en déduit qu'elle n'est pas du groupe « retour » mais du groupe « aller », qu'elle est vachement en retard et qu'elle doit rejoindre l'étang. Et hop hop hop, on la change de seau.
C'est grisant, ce ramassage de crapauds en danger. On se sent investi d'une mission vitale. Un petit rôle, tout petit, mais tellement important pour chaque petit batracien sauvé de la mort. Genre « je suis la déesse des batraciens, venez vers moi, ma toute puissance va vous sauver ». C'est limite émouvant. Et pourtant, le crapaud, en soi, c'est pas super émouvant. Bon, c'est vrai, les petites pattes, c'est mignon. Et le léger croassement, c'est craquant. Mais la peau verdâtre, les pustules, la chair flasque (plus flasque que mon bide, je vous le jure), froide, parfois un peu gluante, c'est bof bof. Et puis leur grande gueule toujours fermée, c'est étrange. Grande gueule qu'on a embrassée, bien sûr.
Ben oui, et ne jouez pas les étonnés, vous vous y attendiez, hein.
On a repéré un crapaud en super forme, qui s'accrochait désespérément à une de nos mains, la confondant avec une femelle, sans doute, comme un bernard-l'ermite s'accroche à sa coquille. Pour le détacher, ce ne fut pas une mince affaire, je vous le dis. C'était un signe. Comme un coup de foudre. Alors, on l'a embrassé. A tour de rôle. Sur le corps ou carrément sur la bouche. Moi, j'ai opté pour la bouche. Passque moi, maintenant, je peux dire que j'ai embrassé un potentiel prince sur la bouche. J'ai au moins embrassé quelque chose en 2010, c'est déjà ça. Et puis c'est mieux que d'embrasser un homme potentiellement fade comme un crapaud non ? Donc, on a embrassé un potentiel prince... Et c'est au moment où on riait comme des gamines de ce moment étonnant que le doute s'est insinué en nous, comme du venin de vipère (je fais dans les bestiaux à sang froid, en ce moment) : et si c'était plutôt une potentielle princesse ? Au moment des baisers, en effet, nous maitrisions encore mal la distinction mâle/femelle (maintenant je suis une pro du tri de crapauds, comme l'immonde tri de poussins vu sur internet). Cris de détresse envers l'organisateur, qui confirme que c'est un prince, enfin un crapaud pardon, ouf ouf ouf, trois fois ouf. On l'a échappé belle.
Et il et resté crapaud, malgré nos baisers langoureux.
Mais finalement, tout bien réfléchi, heureusement qu'il ne s'est pas transformé en prince charmant, car le pauvre aurait dû choisir entre trois prétendantes... et je vous prie de croire qu'on se serait battues à mort.
La chasse, ou plutôt la récolte, de crapauds a duré deux bonnes heures, durant lesquelles chaque petit batracien trouvé était un petit moment de bonheur. Un petit moment de douleur pour mon dos, qui s'en est souvenu toute la nuit, le bougre, mais qu'importe.
J'ai réalisé mon rêve. Parfois, quand on réalise son rêve, on est déçu. Là, c'était comme dans mon rêve.
Je pense qu'on a fait traverser environ 150 crapauds, ce qui est très peu par rapport à certains soirs, quand il fait plus chaud et/ou un peu humide. Passqu'en plus, ils sont spepieux sur la météo... 150 c'est pas énorme, mais c'est toujours ça. Et puis on reviendra !
Comme l'a dit un de mes acolytes quand nous remballions lampes, bottes, gilets réfléchissants et seaux, c'était une chouette soirée. Et comme a répliqué l'organisateur « pas une chouette soirée, une grenouille soirée ». Damned, ça aurait fait une super bonne anaïssade ça...
Grenouille soirée qui s'est terminée avec des kilos de durums et des litres de boissons pétillantes. Que du bonheur je vous dis, que cette grenouille soirée.
Et puis, c'est clair et net, maintenant, je ne mangerai plus jamais de cuisses de grenouilles. J'avais arrêté durant dix ans, un peu comme le tabac, puis j'avais recraqué quelques fois ces dernières années. Mais là, terminé, à jamais. Depuis que je sais que les batraciens, de par leur constitution, mettent plusieurs jours à mourir, agonisant, sans pattes... Horreur et putréfaction, je ne veux plus participer à ça. Scampis à l'ail, oui, escargots à l'ail, oui, mais cuisses de batracien à l'ail, plus jamais.
Et la photo, c'est une grenouille qui a pondu tout récemment dans un point d'eau près de chez moi. Une charogne de grenouille qui s'est cachée quand j'ai été la voir, la vilaine. Une grenouille qui ressemble trait pour trait aux crapauds de ma récolte, mais elle a pondu en grappe, donc c'est une grenouille, le crapaud pond en chapelet. Keske je suis culturée en matière de batraciens, hein, maintenant. Une grenouille que je me ferais bien frire avec de l'ail, en punition de son absence. Mes bonnes résolutions la sauvent...