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28. Lucien insiste

Publié le 30 mars 2010 par Irving
-Bah alors, ma poule, je croyais que les écrivains adoraient les chemises blanches ?
Lucien me colle une gigantesque claque sur l'épaule, et s'amuse à me donner des petits coups de poings dans les côtes, juste pour voir comment je me défends. J'ai l'impression qu'à chaque mouvement que je fais, la chemise que je porte va se rompre tant elle me paraît fragile.
Mon réalisateur attrape un vendeur qui passe et lui demande une cravate pour aller avec le costard que je porte. Il me chahute encore un peu, me questionnant avec insistance sur la cavalière que je compte amener pour monter le tapis rouge.
-Il y aura un tapis rouge ?
-Je vais en louer un, me répond-il. Et puis des plantes aussi, parce que la salle des fêtes est un peu morne.
-La salle des fêtes ?
Il rit de bon cœur, comme un gosse excité à l'idée de jouer dans le spectacle de son école. Il me parle du film qui va faire un carton en DVD, et de l'aventure humaine qu'aura été le tournage.
-Tu m'as scotché, s'exclame-t-il. La scène avec le commissaire, là... Et puis cette scène aussi où tu as improvisé une réplique...
Je lui rappelle la phrase exacte, qui est « Si j'étais un homme bon, je pourrais me dire que je ne mérite pas tout ce qui m'arrive ». Il s'esclaffe comme si j'avais sorti la blague de l'année, et soliloque sur la colère dans mes yeux qui passe bien à l'image.
Le vendeur revient et me propose plusieurs cravates. Lucien en choisit une pour moi, un peu trop bariolée à mon goût. J'aperçois mon reflet dans le miroir, et ce n'est pas moi que je vois mais Irving Rutherford. Il m'observe en retour, avec un air perdu, se demandant pourquoi je m'habille comme lui.
Lucien revient à la charge au sujet de ma cavalière, et je suis forcé de lui avouer que je comptais venir seul. Il me fait comprendre avec insistance que c'est impossible.
-Du glamour, ma poule.
Je remarque que le vendeur, maintenant retranché derrière son comptoir, se fout de ma gueule. Sans doute la cravate. Le miroir s'assombrit, et Irving Rutherford, lassé, fout le camp. La glace obscurcie ne me renvoie plus qu'un reflet vide dans lequel je ne suis pas. Mon ego crie au scandale.
Mon réalisateur a des mots rassurants, et me console en me proposant d'aller en boîte ce soir pour me chercher une cavalière. Je l'écoute à peine, trop obnubilé que je suis à scruter le miroir à la recherche de mon reflet. J'ai beau savoir que c'est un peu narcissique, j'aimerais qu'il renvoie mon image, même floue, même incomplète.
Je voudrais exister toujours plus, jusqu'à devenir aussi important qu'Irving.
Enfin, je voudrais savoir pourquoi je n'appartiens pas au monde du miroir. Calmement, je m'avance vers la glace vide. Derrière se trouvent certaines réponses, et probablement un univers parallèle. Il est habité par des êtres qui nous ressemblent, et qui sont pratiquement tous gauchers. De l'autre côté du miroir, mes tatouages sont illisibles, et c'est une manière comme une autre de tirer un trait sur le passé.
Je ferme les yeux. Les sons autour de moi sont déformés par l'atmosphère mystique que j'ai créée en quelques secondes. C'est presque un moment solennel, et sûrement aussi un nouveau départ.
Je marche vers le miroir, sans peur, et me cogne de plein fouet. Mon front fait un bruit sourd qui résonne dans le magasin, et je sens mon nez s'aplatir violemment.
Je pousse un juron en ouvrant les yeux, et frotte mon visage endolori. Lucien pousse un éclat de rire retentissant, tandis que les clients braquent leurs yeux sur moi comme des phares. Je rougis un peu, observant mon réalisateur se tordre de rire.
-Cette fois tu t'es surpassé, s'esclaffe-t-il.
-Qu'est-ce que tu prends, ma poule ?
-Comme toi.
-Ça m'étonnerait, t'aimes pas la bière.
-Prends-moi une putain de bière.
Sans chercher à comprendre, Lucien se faufile dans la foule amassée près du comptoir, et tente de capter l'attention d'un serveur. Tout le monde boit de la bière putain, alors moi aussi.
Le DJ lance une chanson à la mode, qui fait rugir la salle. Les gens se mettent à se trémousser, plus ou moins en cadence. Certains font des efforts pour ne pas renverser leurs verres, d'autres frottent leurs culs par terre. L'air se fait rare, mais il est agréable à respirer. Il est chargé d'odeurs concrètes et de sons graves qui font vibrer les tripes.
Lucien semble perdu dans la foule. Je joue des coudes pour le rejoindre, et interpelle un serveur d'un signe de la main. Ma chemise blanche irradie sous la lumière ultraviolette, et fait de moi un néon humain. Je lance un sourire provocateur à Lucien.
-C'est juste parce que t'es plus grand que moi, grogne-t-il.
J'attrape nos verres et le laisse payer. Il me demande ensuite si ça me plairait d'aller m'installer au carré VIP. Il me désigne un coin de la boîte où sont disposés quelques canapés, accessibles à tout le monde. Je prends sur moi pour ne pas faire de sarcasmes, car le nouveau moi est plus tolérant.
Nous allons nous installer sur un canapé, et instantanément Lucien commence à me désigner des filles qui dansent en me demandant laquelle m'intéresse. J'avale une gorgée de bière dégueulasse en temporisant ma réponse. Je suis sauvé par un homme qui vient s'assoir à côté de nous pour prendre des nouvelles de Lucien, et réclamer un quad qui devait semble-t-il arriver aujourd'hui. Mon réalisateur le congédie poliment, en lui demandant de repasser plus tard dans la soirée.
-C'était qui ? je demande une fois que l'homme est parti.
-Un cousin. T'as l'air triste, ma poule.
-J'ai perdu mes pouvoirs. Avant je pouvais faire du deltaplane avec un manteau, ou me téléporter. Je pouvais même visiter des mondes parallèles. Maintenant je suis comme tout le monde.
-C'est pas ce que tu voulais ?
Il sourit avec bienveillance, et nous buvons nos bières en regardant quelques filles frotter leurs culs par terre. Il se sent obligé d'ajouter « Bienvenue dans la vie d'adulte », probablement pour faire un bon mot. Et le pire c'est que je ne trouve rien à y redire.
Ce serait prétentieux d'avoir peur de la normalité. Je déteste les gens comme ça. Il faut être abruti pour vouloir être différent des autres.
Je me lève pour aller danser. Je vais me mêler à la foule et fais semblant de connaître les paroles de la chanson qui passe. Je me surprends à pousser des cris inutiles et à sourire pour faire plaisir aux autres.
J'essaye de toutes mes forces de rentrer en transe. Je tente de suivre ce rythme mystérieux et de ne pas me cogner contre les autres danseurs. À vrai dire je ne suis pas très doué.
Lucien vient me rejoindre, hilare. Il me montre quelques pas, et capte immédiatement l'attention autour de lui. Il m'encourage en tapant des mains, avant de retomber dans un fou-rire.
-Comment tu veux être normal si tu bouges comme ça, ma poule ?
J'essaye encore plus fort. La musique reste à apprivoiser, mais je suis patient et je n'ai rien de mieux à faire. Je l'aurai à l'usure.
Et pour commencer je frotte mon cul par terre.
La rue est chaude et compacte. Les murs de la boîte grondent et semblent prêts à s'écrouler sous le poids de la musique.
Je fume normalement. Je songe à tenter à nouveau d'arrêter. Si je le fais je vais encore devenir irascible.
J'observe Lucien de loin. Il explique à son cousin comment se servir du quad posé devant eux. L'engin est neuf et étincelle dans la nuit. Je n'arrive cependant pas à m'y intéresser.
Les gens fument autour de moi avec calme. Si j'arrête je pourrai dire adieu à ces moments de repos au milieu des soirées trop bruyantes. Mais peut-être que le nouveau moi aime le bruit.
Je pose les yeux sur une poubelle de l'autre côté de la rue, et décide de tester mes pouvoirs. Je me convaincs que si je la fixe suffisamment longtemps j'arriverai à lui faire prendre feu. Mon cerveau se met à bouillonner, et inconscient du ridicule de la situation, je tends la main pour mieux diriger l'énergie.
Le sang vient chatouiller l'intérieur de mes doigts crispés, et je jurerai que la poubelle chauffe un peu. J'aperçois du coin de l'œil le cousin de Lucien qui l'interroge du regard à mon sujet, et ce dernier qui lui répond par un geste qui veut certainement dire que je suis un peu allumé.
Un homme ivre vient uriner contre ma poubelle, que j'aurais juré prête à s'enflammer. J'abandonne pour cette fois, mais bizarrement je ne m'avoue pas vaincu. Mes pouvoirs sont plus subtils que ça. Il agissent sur le cours même des choses.
Par exemple, la scène du mec qui fume tout seul à la sortie d'une boîte manque de rebondissements. Un personnage va certainement faire son apparition, et bouleverser le héros.
Je fixe intensément le bout de la rue, m'attendant à voir débarquer Roger ou Martine au tournant. J'espère que ce sera Martine. Peut-être qu'en me concentrant suffisamment...
Je finis ma cigarette sans que personne n'ai montré le bout de son nez. J'essaye, putain, je fais que ça. Mais la rue reste vide et mes forces s'amenuisent, qu'est-ce que j'y peux ?
Je ferme les yeux pour aller me reposer quelques secondes dans mon monde intérieur. Mais rien n'apparaît, ni gobelin ni chevalier. Je suis seul et sans inspiration. Plus rien de dingue ne peut arriver maintenant.
Le cousin de Lucien passe lentement devant moi en chevauchant son quad rutilant. Son allure est lente et zigzaguante. Il répète sans cesse « Oh putain » en tentant de garder son guidon droit. Pourtant je pourrais le dépasser en marchant un peu vite.
Lentement mais surement, il va encastrer son véhicule dans un panneau de signalisation, se hurlant à lui-même de freiner, sans succès. Le moteur du quad s'arrête après avoir reçu le choc. Lucien va rejoindre son cousin d'un air atterré.
-Putain, Selym, dit-il, C'est quand même pas compliqué de savoir où on va.
Parle pour toi. Moi je suis vulnérable avec cette putain de chemise blanche. Si le danger arrive, je ne pourrai sans doute pas m'en dépêtrer comme avant. Pas comme avec un manteau indestructible et un peu d'inspiration.
La vraie vie est plus coriace qu'un écrivain peut l'imaginer. Elle est moins drôle aussi.
Note : Évite de parler de « frotter son cul par terre »
Prochainement : Roger cherche l'imprévu

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