C’est un joli mot démocrate. C’est un beau mot. Voix du peuple. Pas la voix du peuple. Non. Voix du peuple. Moi, démocrate, je suis voix du peuple. Une. Parmi les autres. Rien de moins. Rien de plus. A une condition. Une condition expresse. Une condition mille et une. Une condition qui ne ressort, qui ne peut ressortir, d’aucun processus de simplification : cette voix n’est que mienne et je ne peux en attendre en retour qu’un écho de toutes celles auxquelles elle se sera mêlée, opposée, dans un ensemble où elle sera peut-être devenue méconnaissable, mais dans un ensemble, aussi, où je sais que je pourrais tout de même reconnaître un peu de la société dans laquelle j’aspire à vivre. Moi. Mais moi comme également millions d’autres. Et non dans l’esprit inverse où les aspirations de millions d’autres devraient se rapporter à moi. A mes seules aspirations.
On ne peut être démocrate sans modestie. Il serait alors de bon ton de s’insurger contre un appel à la modestie. Ne serait-ce qu’aux termes d’un malentendu qui suggère que la souveraineté appartenant au peuple, elle appartient donc à chacune et à chacun, et donc que chaque être démocrate est un souverain. Et puis parce qu’on placerait dans l’idée de modestie toutes sortes de formes réductrices de pensée, d’opinion, de choix, d’engagement. En quoi, à mon sens, on se tromperait. Il est un symptôme fréquent, et qui s’est développé de façon inquiétante ces dernières années, attestant une démocratie de miroirs, comme, dans tant d’autres domaines, dans nos sociétés actuelles, on recherche des miroirs, des retours sur soi, des images de soi, un monde de soi. Autant de recours à des preuves d’existence par rapport à quoi on finirait par estimer qu’au fond l’usage démocratique en serait une plus saine expression que l’exhibition sur un plateau télé ou que le consumérisme compensatoire. Alors que ce sont ces exemples mêmes portés par les média et les industries, encouragés à l’envie par les réseaux publicitaires, qui dévoient l’usage de l’expression de soi dans toutes l’épaisseur de l’espace démocrate. C’est à travers ces exemples que s’est trouvé promu un soi souverain, dont toutes sortes de faux discours brassés par le spectacle de la démagogie, entendent faire un soi supposé conscient, supposé sachant, supposé informé. Un soi qui, en définitive, n’a d’autres raisons de pulluler dans cette condition trompeuse, que pour répondre à une offre politique elle même réduite depuis longtemps à des objets de marketing destinés à des clientèles auxquelles il suffit alors de vendre un emballage en faisant seulement croire à ce qu’il contient. Déjà prêt à expliquer, après coup, après élection, pourquoi il ne contient pas ce qui était promis.
On a pris l’habitude, et à juste raison, de dénoncer une autre voie, plus visible sans doute, devenue caricaturale, du disfonctionnement démocratique de nos sociétés. Il s’agit de la connivence d’intérêts entre la sphère politique et la sphère économique. La seconde étant réputée dominer la première, lui dicter toute action en sa faveur, et ne plus lui laisser le soin que de contenir l’ensemble social dans l’état le plus satisfaisant possible, souvent par les seules voies de la police et de la justice, afin que le système de marché imposé par les plus puissants acteurs de l’économie puisse prospérer. Cela, bien sûr, sans que jamais ces mêmes acteurs soient confrontés aux choix plus ou moins réels ou réalisables que doit se charger d’émettre le suffrage du peuple.
Mais il est un autre disfonctionnement démocratique, d’un ordre tout aussi important : il provient d’une autre connivence, non dite, non exprimée, qui consiste en ce que chaque citoyenne, chaque citoyen, a remis l’entretien de son être démocrate aux soins d’un extérieur communicationnel qui lui renvoie comme une boule à facettes dans un night-club, mille reflets où chacune, chacun pourra trouver le sien, s’en nourrir, s’en satisfaire, croire, et peut-être espérer. Il s’ensuit des visions déformées, protéiformes, parmi lesquelles le personnel politique se meut, malheureusement avec aisance, ou tente d’immiscer avec diverses intentions, une offre différente, ou censée l’être.
Y’a-t-il d’autres perspectives, si on admet que ces deux principes funestes de connivence perdurent, qu’un état et sa représentation, chargée de police et de justice, versant dans plus d’autorité et plus de contrôle, ou qu’un peuple qui renouerait dans l’exigence avec l’esprit démocrate.
C’est à dire, en même temps que cherchant des solutions aux immenses problèmes du moment, des réponses aux graves questions que pose l’avenir proche ou lointain, une sorte de réinitialisation de l’esprit démocrate dans la personne de la citoyenne et du citoyen.
Hors du soupçon pointant les aléas du consensus comme autant de menaces abrasives de la nature du débat, être démocrate ce n’est ni renoncer au rapport de force, ni abdiquer ses convictions, ni renier ses rêves, son idéal, ses utopies.
Etre démocrate, c’est avant tout avoir abandonné le besoin, ou l’illusion, de n’être représenté en sa personne que par sa propre force, sa conviction intime, son rêve singulier.
Pourquoi est-ce que cela me paraît si difficile de parler d’être démocrate, et pourquoi cela me donne simultanément l’impression de ne pouvoir émettre que des évidences ?
Il y a de nombreux caractères, qui forment une personnes humaines, et que nul ne reçoit en héritage à sa naissance. Etre démocrate en fait partie.
Faute d’enseignement, faute d’une certaine culture, faute d’un usage précoce, et faute d’une certaine conscience, l’être démocrate ne se revendique que de lui, ne destine tout ou partie de son opinion qu’à lui-même, se soucie au mieux en seconde part de la satisfaction d’autrui et encore sous réserve que ce soit celle de ses proches voisins d’opinion, au pire n’en éprouve aucun intérêt. Le principe que pour garantir assez ce à quoi il tient, en situation ou en possession, il est d’abord nécessaire que l’ensemble social tienne suffisamment solidement, est aussi éloignée de lui que le sort de tout fragment de la société dont il lui semble que le devenir ne doit en aucun cas affecter son projet ou sa tranquillité. Et ce a fortiori si quelques discours politiques mal intentionnés lui proposent les moyens de se prémunir des parties de la société dont il se convainc aisément que les intérêts n’on rien à voir avec les siens, ou même qu’il seraient nuisibles à son confort. A moins qu’on flatte chez lui d’éventuels instincts dont il ne devrait pas être utile de rappeler ce que leur prolifération a produit au siècle dernier, et produit encore aujourd’hui
Etre démocrate c’est un travail. Un travail de soi. Il a cela de commun avec celui que requiert la liberté. Je veux dire la liberté en conscience.
Avant d’interroger la liberté, j’interroge ma liberté. Et lorsque je constate que je puis en conquérir tant à l’intérieur de ma personne, lorsque je m’aperçois que par les moyens de mon esprit, de mon imaginaire, de ma sensibilité, tels que je pense les avoir nourri bien qu’incomplètement, et de bien d’autres caractères liés à eux, je possède et suis un monde en moi si vaste qu’il en est même quelquefois désarmant, je n’ai nul besoin d’en réclamer à l’extérieur au-delà de ce que j’en dois obtenir pour simplement préserver mes nécessités, puisque alors pour en avoir jamais assez il faudra toujours que quelqu’un d’autre en ait moins.
Ces choses tombent-elles d’on ne sait quel ciel ? Evidemment non.
Cela se construit. Tout au long d’un enseignement digne de ce nom. Tout au long d’une pratique privée à laquelle toute citoyenne, tout citoyen doit s’astreindre. Non pas forcément en s’y consacrant toute entière, tout entier. Mais en ayant, à minima, régulièrement le soin de ne pas y être indifférent. Ce serait déjà un progrès.
En l’état actuel des choses le premier courage d’un politique sincèrement préoccupé de démocratie sera obligatoirement d’interpeller le peuple sur ce sujet-là. Avant tout autre.
Interpeller explicitement l’être démocrate en chacune, en chacun.