Lettre 122
Boddum, le 2 avril 1971.
J’ai écrit hier coup sur coup deux lettres à Henri Michaux, que j’ai renoncé à lui envoyer. Elles sont injustes envers moi, ne dévoilent que ce que j’ai de pire et de plus désespérant. À un moment, lui décrivant certain mouvement en spirale de mon être intérieur, j’ai été victime d’une agression nerveuse extrêmement pénible, qui a mis deux heures à se calmer. Voilà le genre d’exercice « littéraire » qui m’est interdit dorénavant. Trop dangereux pour la santé de l’exécutant lui-même qui, instinctivement, ne peut s’empêcher de réactualiser des situations torturantes anciennement vécues. L’expérience d’hier n’est guère encourageante pour mess travaux futurs… Pourtant, la seule matière de mon écriture est l’épreuve du manque, du vide et de tous les éboulements existentiels qui s’ensuivent. Comment faire pour tourner la difficulté et arriver quand même, sans dommages pour moi, à faire jouer ce manque angoissant dans mon travail, ce manque d’où je proviens et qui constitue maintenant l’essentiel de ma personnalité ? Sur quoi se fonder (et pas fonder), si ce n’est sur ce que nous avons réellement vécu ? Seule façon, à mon sens, d’être à même de produire un travail honnête, authentique, véridique. Que penses-tu de tout cela, cher Didier ? Cet événement (dans la solitude les émotions deviennent des événements) m’a causé une bonne nuit d’insomnie que j’ai utilisée à mes « évocations » intérieures ― cette fois-ci, mes pas (sic) m’ont porté à Venise, puis à Munich ―, et à l’audition d’admirables chants russes, mon transistor recevant avec une parfaite netteté les émissions soviétiques, sans doute à cause de la latitude du Danemark. En ce qui concerne ma lettre à Michaux, je ne m’estime pas battu. J’arriverai bien à lui écrire ce soir ou demain une lettre plus simple et plus « dégagée ».
Je me rappelle que je ne t’ai toujours pas parlé de la conversation téléphonique que j’ai eue avec lui le soir de mon départ. Entretien trop bref à mon goût, Michaux ayant un invité chez lui. Je lui ai donné mon sentiment sur ses Poteaux d’angle qu’il vient de faire paraître aux Éditions de l’Herne. Il m’a dit avoir eu, en le composant, un extrême souci de la forme. Mais je crois t’avoir déjà dit cela. Il avait bien reçu ma dernière lettre et m’a souhaité bon courage et bonne chance (il a employé d’autres mots, je ne me rappelle plus lesquels) pour mon séjour au Danemark. Il m’a aussi demandé de lui écrire au cours de ce séjour. Voilà un mois que je suis ici, et je ne lui ai pas encore écrit… D’autre part, je ne lui remettrai sans doute aucun travail, aucun manuscrit à mon retour : je n’ai rien écrit de construit et de cohérent (que des « bribes ») qui soit susceptible de retenir l’attention d’un éditeur, et a fortiori du « public ».
Sur la cinquantaine de textes ― les plus longs font deux pages ― tapés (recopiés) depuis quinze jours, j’en retiens trois ayant peut-être figure et que je t’envoie (pourras-tu me les renvoyer ?). Que te paraît-il ? Possèdent-ils quelque dignité ? Les autres ― c’est-à-dire la plus grande majorité ― ne sont que des gloussements infects.
Je viens d’apprendre que, pour être agréables à l’Angleterre qui s’apprête à entrer dans le Marché commun, les pays de ce même Marché ont décidé qu’en Europe les voitures désormais rouleraient à gauche. C’est révoltant et, en outre, extrêmement dangereux (pour les réflexes qui mettront longtemps à changer de centre). De beaux carnages en perspective1…
Très cher, je ne sais pas combien de temps je resterai ici, mais j’ai bien envie d’aller te rejoindre dans le Midi.
1. Exemple de la naïveté de Vincent, car naturellement il s’agissait d’un « poisson d’avril » d’une quelconque radio française (Note du Destinataire).
Vincent La Soudière, C’est à la nuit de briser la nuit, Lettres à Didier, I, ( 1964-1974), Éditions du Cerf, 2010, pp. 276-277. Édition présentée, établie et annotée par Sylvia Nassias.
■ Vincent La Soudière
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→ Vincent La Soudière/Qui a crié ? (extrait de Brisants + notice bio-bibliographique)
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