Mon ami Bernard Cova offre à BrandWatch un papier passionnant paru en mars 2010 dans "Les Cahiers Européens de l'Imaginaire (N°2). Merci à Bernard et aux éditeurs des Cahiers dont je vous recommande la lecture régulière. Ce texte paraîtra sur BrandWatch en deux parties - la seconde partie Samedi 10 avril prochain.
Bernard Cova vit à Marseille. Il enseigne et recherche sur la consommation à Euromed Management à Marseille et à l’Université Bocconi de Milan. Son aspiration est de cerner au plus juste la place de la consommation dans la vie actuelle. Son dernier ouvrage (à paraître) interroge les discours récurrents sur un « nouveau consommateur » créatif et responsable.
La crise que nous traversons depuis la fin de l’année 2008, et qui semble n’être qu’un énième spasme d’une lente descente aux enfers de la société de consommation selon nombre d’observateurs, signifie-t-elle la fin du luxe comme nous l’avons connu jusqu'à aujourd’hui ? Trois tendances concordantes pousseraient à répondre par la positive : la fin de l’hyperconsommation, la montée d’un nouveau luxe et la nécessité d’un luxe durable en accord avec les préoccupations environnementales sur le futur de la planète. Pourtant, le luxe, le grand luxe, apparaît imperméable à ces évolutions. Mais ce grand luxe est-il le vrai luxe pour nos concitoyens ?
La fin de l’hyperconsommation : le luxe en mode mineur
L’hebdomadaire Challenges en date du 26 Février 2009 est catégorique : « Le temps du toujours plus est révolu. La fin des excès était déjà dans nos têtes ; la crise a servi de révélateur. Tout est à réimaginer ». C’est la fin de l’hyperconsommation et, avec elle, de la débauche d’achats qui a marqué les vingt dernières années. La fête est finie ! On assisterait ainsi selon Robert Rochefort, Directeur du CREDOC, à un rejet de la société de consommation de ces dernières années, gloutonne, polluante et, souvent excessive : « les consommateurs gavés de ces dernières années veulent des choses plus simples ; le beau, l’utile et le bon sont de retour ». Voici donc venu le temps de diète pour les consommateurs. Ils doivent faire pénitence et se repentir des dépenses outrageuses de ces dernières années. Nous rentrons dans l’ère de la frugalité du consommateur. Et ce n’est pas seulement le pouvoir d’achat qui est en berne, c’est aussi le vouloir d’achat. La crise économique sert donc les discours incantatoires, sinon inquisiteurs, de nombre de commentateurs de notre société. Selon eux, l’apocalypse est pour bientôt si nous ne sommes pas capables de réduire notre consommation, de nous restreindre et de devenir plus vertueux. Cible principale de ces discours : le luxe ! En effet, derrière les attaques des excès d’achats, du gavage des consommateurs et de la fête de la consommation, se cache une condamnation du superflu et de la dépense au sens donné par Georges Bataille, une condamnation du luxe. De façon significative, une récente analyse du cabinet d’études de marché GFK met en évidence que les consommateurs ne s’accordent aujourd’hui que des luxes mineurs, du petit luxe, et s’interdisent les dépenses somptuaires, agissant ainsi en accord avec les discours inquisiteurs. Notons ici que la crise n’a fait que légitimer des discours anti-luxe déjà bien présents au niveau académique comme au niveau professionnel. L’ouvrage du professeur Benoît Duguay de l’UQAM à Montréal, Consommation et luxe : La voie de l'excès et de l'illusion, en est un exemple significatif. Spécialiste en ventes et en marketing, Benoît Duguay s'interroge dans cet ouvrage sur les excès de consommation liés à cette nouvelle attitude fort répandue qu'est le goût du luxe sous toutes ses formes. « Nous assistons aujourd'hui, tant chez le producteur que chez le consommateur, à un ensemble de comportements exagérés, égoïstes, souvent irresponsables, voire destructeurs, massivement adoptés au nom du luxe », écrit-il. Il met en garde contre certains effets - et excès - pernicieux du luxe : « Une année, vous achetez un gadget de luxe. La fois suivante, ce gadget ne sera plus un luxe pour vous, et vous désirerez alors vous procurer quelque chose d'encore plus luxueux et coûteux. De fois en fois, il se crée un phénomène d'inflation qui peut mener à un sérieux problème d'endettement ». « Je ne suis pas contre le luxe. C'est normal d'en avoir. Je suis contre l'excès », conclue-t-il. La fin de l’hyperconsommation sonne ainsi le glas des excès du luxe.
La montée du masstige : le luxe abordable.
Depuis plusieurs années, la notion de luxe a évolué ; elle s’est démocratisée sous l’effet de ce que l’universitaire nord-américain James Twitchell a nommé le « nouveau luxe ». Selon deux experts du cabinet d’études stratégiques BCG (Boston Consulting Group), Michael Silverstein et Neil Fiske, le boom du marché du luxe au début des années 2000 est à mettre essentiellement au crédit de ce nouveau luxe, un luxe plus accessible que le luxe traditionnel. Ce nouveau luxe est porté par des marques qui se positionnent au dessus des marques de grande consommation mais à des prix semblables ou à peine plus élevés que ces dernières, d’où l’idée de masstige - un néologisme résultant de la contraction de prestige et de masse. Calvin Klein et Ralph Lauren en seraient les exemples les plus typiques. Une récente (2009) livrée du Journal of Brand Management dédiée aux marques de luxe montre ainsi comment ces deux marques, positionnées entre les marques traditionnelles de luxe que sont Armani, Gucci ou Versace et les marques de grande consommation que sont H&M, Mango ou Zara, bénéficient du prestige du luxe tout en étant accessibles au commun des consommateurs. Ce faisant, ces marques du « nouveau luxe » rendent de plus en plus troubles les catégorisations et les séparations entre types de marque. Ce trouble est accentué par les stratégies des marques traditionnelles de luxe qui proposent des extensions dans des versions moins élitistes comme Armani Jeans par rapport à Armani Haute Couture. De même, les stratégies des marques low cost – H&M et Zara – tendant à proposer des produits exclusifs signés par des grands noms du luxe comme Karl Lagerfeld ou Stella McCartney accentuent ce trouble. Ces produits permettent à une cible élargie d’accéder à une version plus économique d’une marque de luxe, du luxe abordable, provoquant ainsi une sorte de luxurification de la société. Mais, par là même occasion, ils diluent l’idée même du luxe. Les consommateurs de ce nouveau luxe dit abordable font partie de la classe moyenne. Alors qu’il y a quelques décennies, il y avait deux types de consommateurs: les riches et les pauvres. Aujourd'hui, la frontière est devenue plus floue ; de plus en plus de gens peuvent se payer du luxe et s'offrir des produits de grandes maisons. L’idée de nouveau luxe n’est cependant pas neuve. Les historiennes Maxine Berg et Helen Clifford on ainsi identifié sous le vocable de semi-luxe, la production d’imitations de céramiques, de verres de luxe et autres objets décoratifs originaux par les manufacturiers anglais du dix-huitième siècle à destination d’un public plus large que la seule noblesse anglaise. Chaque époque a eu ses pratiques et ses raisons pour tenter de démocratiser le luxe ; nous en vivons une nouvelle tentative.
Une couche de plus : le luxe durable.
Le Palais de Tokyo a accueilli à Paris au Printemps 2009 la première édition de la Sustainable Luxury Fair. Les organisateurs espéraient fédérer les acteurs du nouveau luxe pour imaginer, aux côtés des artistes, comment le faire rimer avec développement durable. Dans une ambiance relativement dépouillée, une trentaine d'exposants ont vanté, sur des stands de papier réutilisable et recyclable, un ensemble de produits de luxe durable : du catamaran en acajou aux bijoux en « or bio ». Concernant ces derniers, le métal précieux est extrait d'une mine de Colombie sans détergent, ni mercure ni cyanure au contraire des pratiques d’exploitation intensive et mécanisée de l’or. Et cet or est aussi équitable : le programme Oro Verde en Colombie élimine les intermédiaires pour vendre l’or directement à vingt-deux joailliers partenaires et ainsi pouvoir mieux rémunérer les mineurs artisanaux qui s’engagent à respecter les sols par l’utilisation de techniques traditionnelles et à développer l’agriculture. La joaillière britannique Vivien Johnston n’utilise ainsi que des produits durables et éthiques comme l’or d’Oro Verde pour créer ses bijoux Fifi. La Sustainable Luxury Fair a voulu montrer que dans de nombreux domaines, une nouvelle forme de luxe apparaît, où l’individu n’est plus l’unique centre de l’univers. L’ostentation est toujours possible, mais en respectant son entourage et son environnement. Et d’avancer le mot d’ecoluxury : un nom qui se pose comme un label et qui a pour ambition, à terme, de prendre en compte tous les domaines de l’industrie et du commerce. D’autres initiatives comme celle du portail Internet FairLuxe viennent conforter ce concept de luxe durable : « le portail FairLuxe marque l'avènement d'un nouveau luxe, un luxe qui correspond à des produits de haut standing aux conceptions parfaites, tout en correspondant aux critères du commerce équitable, du développement durable et de l'agriculture biologique. Cette association d'expressions qui pourrait paraître antinomique révèle une nouvelle approche du luxe : un luxe soucieux de son environnement et de l'amélioration des conditions de vie de populations défavorisées » (www.fairluxe.com). Il paraît même que chez LVMH on planche sur un sac en cuir végétal et peau de poisson. Et Suzy Menkes, la gourou britannique qui observe et fait la mode depuis 30 ans, annonce l’ère du luxe durable dans les colonnes de l’International Herald Tribune. Le luxe durable c’est la dépense sans l’excès, sans la surconsommation des ressources naturelles ni l’exploitation des individus. Si on l’applique aux fêtes de Noël, exemple parfait de la surconsommation à outrance, superficielle et irréfléchie selon certains, l’idée de luxe durable nous adjoint de repenser notre débauche de décorations énergivores, d’aliments et d’alcools aux déchets mal recyclables, et surtout de cadeaux de luxe inutiles. C’est comme si en essayant de limiter les excès de la consommation de luxe, on luttait contre tous les excès qui polluent notre planète.
A suivre.....
© Bernard Cova