Sylvie Saliceti/La grenade

Publié le 05 avril 2010 par Angèle Paoli
Printemps des poètes 2010 – « Couleur femme »
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Triptyque photographique, G.AdC

LA GRENADE

Où se trouve le jardin suspendu dont les grenadiers fleurissent sur les seins nus de la Grande Putain, ondulante comme un serpent autour de Dieu, autour du Diable ? Quelle catin, belle, sombre, quelle femme saurait endurcir la peau enveloppant son âme, assez pour épargner la beauté ici-bas bien que livrée en pâture aux soirs ivres saouls ? Fleur de plaisir couverte de masques barbares, fragile autant que la joie, autant que le monde ; dans la pulpe de la grenade, on aperçoit un semeur en transparence, qui lance des graines pour l’oiseau bleu aux ailes alourdies de mort dont le chant pur s’élève en s’écorchant à la branche acérée. La femme est le récif de l’homme, son écueil ultime, la roche de son plaisir, la bouche qui lui doit le refus de se laisser voiler.

Quant à l’homme, mendiant depuis le fond de sa nuit, a-t-il besoin d’autre chose que du fruit chipé sur le bord du chemin, grenade ouverte pour sa soif ? À peine sa langue sera-t-elle assouvie par la pulpe chaude qu’il verra son corps inondé, se croyant lavé des pieds à la tête. Aucun geste d’orfèvre pourtant n’a su polir jusqu’au rubis tel penchant si imprécis. Sous la coupole écarlate de pépites assemblées en tribu, rien ― entre les alvéoles de chair blanche ― rien ne se dit sans le chuchotement de la rareté, rien ne bourdonne sans obéissance, sans solitude, sans rigueur, sans patience. La ruche sait le silence.

Nabuchodonosor ou Salomon, les temples attendent les mendiants là où les rayons tombent en damier, à l’endroit du glissé de leur pas. Reste à boire le repos jusqu’au retour du premier rêve, lequel enjoint de se redresser à l’aplomb du temps retrouvé. Que dit le poète des Orientales: « Grenade, la bien nommée, lorsque la guerre enflammée déroule ses pavillons… », et aussi Federico Garcia Lorca : « Ô cloches de Cordoue au petit matin, ô cloches du point du jour à Grenade ! » ? Que disent-ils sinon qu’une rime vivante est habile à bâtir le Palais de l’Alhambra la rouge ?

Et encore la voix de Sohrâb Sepehri, qui appelle-t-elle ? « J’ai ouvert une grenade et suis en train de détacher ses amas de graines juteuses. Ce serait une bonne chose, me dis-je si les graines étaient visibles aussi dans le cœur des gens. » ? La voix appelle l’écorce des tendres car leur colère peut bien gueuler à la barbe des vents, leur courroux cracher debout, pleine face sur le visage du Ciel, sous l’écorce filtre la sève. La peau coriace fait implorer de soif le poète persan. À genoux, il écarte la chair de la grenade ; entre ses lèvres bat un cœur, s’élève un chant devenu peuple, s’épellent les graines d’alphabet ouvert comme une femme. L’amour, la vie, l’écriture : toutes sources pareilles…

Homme qui es venu jusqu’à moi, tel le fleuve descendant, sur un voilier planté d’un mât de lettres, quand passeras-tu les colonnes de la mer ? Rien ne te brûlera qui ne me brûle aussi, plus vivants que jamais nous goûterons la chair du verbe au centre du ciel. Nos bouches se mordront, nous nous couvrirons avec l’herbe de sang bleue au pied des grenadiers d’Iran. De notre nuit de lumière que les passeurs de mots auront ralliée coulera la multitude. Dans le fond de nos gorges, les déserts jailliront en saisons orangées, vertes, framboisées. Nos corps épuisés sur les cailloux d’écume, pour finir marquerons sur l’aube les langages perdus.

Sylvie Saliceti
Texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)
Bois Luzy, 11 mars 2010



SYLVIE E-SALICETI



■ Sylvie Saliceti
sur Terres de femmes


La danse de Sakuntala
→ Le bâtelier




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