C'est une étrange impression depuis trois jours que de flotter quelque part entre la satisfaction du but accompli, le léger doute avant la certitude qui n'est encore qu'annoncée que l'objectif est réellement atteint, et la lente défervescence de l'action qui vire soudainement au repos. Quelque chose comme un sentiment que le temps reste suspendu dans un vide de la continuité. Un genre de calme après la tempête, de sensation de bien-être après levée d'obstacle. On a juste envie de s'allumer une cigarette et de s'entendre dire : « Alors, heureux ? ». Juste envie que le temps suspendu le reste encore, à l'infini, ou au moins encore un peu. On se laisse bercer par Lamartine déclamant depuis la berge de son lac : -" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! ».-
Et puis une légère brise se lève, soulevant à peine un léger clapotis à la surface de l'eau : il va bien falloir s'habituer au retour du quotidien, des rituels routiniers. Ne plus entendre la journée ponctuée des accents de Carlos Puebla. Ne plus attendre quotidiennement l'email récapitulatif du « Proseur du soir ». Ne plus guetter la presse et les bruits de couloir. Revenir à la quotidienneté, simple, timide, loin des grandes envolées aux accents de David contre Goliath. On le savait, on l'espérait, ce moment de retour à la normale, à notre mission première. On l'attendait ; et on se sent tout bête quand enfin il est là, même si ce n'est pas une légère brise qui va nous faire trébucher. On entend encore Lamartine geindre au bord du lac :
« Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ? »
Et puis le vent forcit. De nouvelles questions surgissent, lentement hors des nuages qui doucement s'estompent. Joffre-Dupuytren a sauvé sa peau, pour le moment. Il est sorti de la tourmente, mais d'une tourmente qui pour autant fait encore rage autour de lui. Sur le champ de bataille des restructurations de l'AP-HP, un soldat se relève, mais pour trouver autour de lui encore combien de blessés à terre ? Les soldats Roux, Clémenceau, Foix, Trousseau ... Combien se relèveront aussi ? Combien seront-ils encore quand la mitraille aura vraiment cessé ? Même pour les survivants des tranchées, Verdun n'a jamais plus ressemblé à son visage d'avant les hostilités. Quel sera notre nouveau paysage ? A coup sûr différent de celui que nous avons connu. Mais à quel point aura-t-il changé ? Quelles adaptations exigera-t-il de nous ? Quelles plaies resteront vives, lesquelles cicatriseront, et avec quelles séquelles ? Quelles rancœurs, quelles solidarités nouvelles, seront nées devant l'adversité heureusement dépassée ?
Mais les bourrasques savent aussi s'interrompre, le temps de goûter le temps, de savourer l'instant. On sait qu'il faudra bientôt retendre de la toile, mais pour l'instant, le calme est bien là. La surface de l'eau se lisse à nouveau, et Lamartine achève son chant :
« Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé ! »