[Suite des parties (1-2) postées précédemment]
3
Le 20 octobre 2020 marquait précisément le quatrième anniversaire du décès de mon grand-père. Ce jour-là, sans que je sache pourquoi, j’avais éprouvé dès mon réveil le besoin de me rendre dans sa
chambre. Mon regard s’était alors posé sur la vieille armoire rococo qui trônait près de son lit.
Peu après les funérailles, j’avais voulu l’ouvrir mais elle était verrouillée et la clef demeurait introuvable. Peut-être mon aïeul l’avait-il emportée avec lui dans la tombe… Après cette
tentative infructueuse, je m’étais désintéressé du meuble… Jusqu’à ce 20 octobre 2020 où le passé avait subitement refait surface pour venir me hanter.
En cette matinée, à mesure que ma curiosité envers l’armoire se faisait plus pressante, je commençai à réfléchir au moyen le plus approprié de l’ouvrir sans causer trop de dommages. Après
quelques minutes de réflexion infructueuse, j’étais de retour dans la chambre muni d’un marteau et d’un robuste tournevis.
Je levai les yeux au ciel et m’excusai silencieusement auprès de mon grand-père pour le traitement que j’allais faire subir à son meuble. Puis je me mis à l’ouvrage, non sans une certaine
anxiété.
Peu de temps après, le volet principal capitula en émettant un dernier craquement retentissant et l’armoire me révéla son mystérieux contenu.
Un unique objet m’y attendait.
Un tableau… Une peinture à l’huile de près d’un mètre vingt de haut par quatre-vingts centimètres de large.
C’était la représentation d’un village bâti à flanc de colline peu avant la tombée de la nuit.
Le format portrait du tableau, associé à l’aspect encaissé du paysage et à la verticalité des bâtiments, donnait une vague impression de vertige.
Sur le flanc de la colline parsemée de hautes maisons aux toits pentus se dressait une église de style baroque, inflexible sur ses fondations séculaires. Elle arborait à son frontispice une
horloge astronomique colossale, totalement disproportionnée au regard des dimensions de l’édifice.
Serpentant le long de la colline, un cimetière curieusement étiré venait échouer sur les murs de l’église, formant un écrin de tombeaux autour du monument.
Au sommet de la butte, un manoir biscornu coiffé de trois donjons vertigineux surplombait le village.
Je m’approchai pour examiner les détails de l’œuvre.
Les quelques personnages qu’elle mettait en scène étaient encore plus déconcertants que le décor lui-même.
Au milieu des tombeaux, la silhouette filiforme d’une grande femme semblait se recueillir devant un mausolée démesuré, qui évoquait les créations les plus vaniteuses du cimetière du père
Lachaise. Elle était hâlée d’une aura de cette luminosité verdâtre qui allait me devenir si familière au cours des semaines suivantes. Il y avait dans ce personnage décharné quelque chose de
profondément dérangeant, un travestissement subtil et démoniaque de la nature humaine.
Son visage était masqué par un voile diaphane qui laissait deviner l’émaciement de ses traits. Un détail jurait avec l’aspect squelettique du reste de son corps : elle portait une longue robe
grisâtre qui laissait entrevoir la rondeur de son ventre. Il n’était pas possible de passer à côté de l’ironie de la chose : cette personnification malsaine de la mort attendait selon toute
apparence un heureux événement…
A proximité de l’église, un homme de profil en tunique noire se tenait debout. Il portait un costume caractéristique des carnavals vénitiens : un masque d’oiseau au bec allongé et un chapeau noir
à bords larges. Je me souvins qu’il s’agissait également de la tenue traditionnelle des médecins qui visitaient les malades lors des grandes épidémies de peste…
Au sommet de la toile, une silhouette inquiétante était visible derrière la fenêtre de la plus haute tour du château mais un rideau en occultait les contours. La posture contorsionnée de ce
personnage évoquait une souffrance dévorante.
A l’arrière plan, sur une autre colline, quatre cavaliers chevauchaient dans la pénombre en direction du village. On pouvait discerner leurs immenses destriers mais l’obscurité était trop
accentuée pour qu’on puisse détailler leur apparence.
Le dernier personnage surprenait par sa banalité et son aspect ordinaire presque déplacé au milieu de ces figures fantastiques. C’était un jeune homme brun au regard perdu, aux traits délicats.
Il se tenait derrière l’une des fenêtres du manoir et paraissait observer un horizon inaccessible. Ce personnage, je le reconnus : c’était moi.
Comment était-ce possible ? Qui avait pu me peindre ainsi ? Etait-ce mon grand-père, avant de mourir ? Non, je ne reconnaissais pas son style.
C’est alors que je contemplais la petite image de mon double qu’un détail à la fois évident et terriblement dérangeant me sauta aux yeux. Comment avais-je pu ne pas m’en rendre compte dès le
premier coup d’œil ? C’était impossible et pourtant…
Je posai mon doigt au coin de l’œuvre pour m’en assurer. Il n’y avait aucun doute possible, je n’aurais pas dû toucher le tableau : la peinture était encore fraîche.
Au cours des années qui avaient suivi le décès de mon grand-père, le démon du vide intérieur s’était peu à peu insinué dans tous les recoins de mon âme.
Je me morfondais dans une solitude glaciale, calfeutré dans mon appartement, incapable de donner un but à mon existence et prisonnier d’un monde agonisant. La tentation d’en finir était
omniprésente, et je sentais que si cette situation devait se prolonger, je succomberais un jour aux sirènes exsangues de l’autodestruction.
Mais en ce jour d’octobre, lorsque je me trouvai confronté au Tableau Intouchable, une fois passés le choc initial et l’incompréhension, j’eus l’intime conviction que ce mystère allait donner un
sens à ma vie, pour le meilleur ou pour le pire.
J’étais subjugué par la toile. Qui avait pu la peindre ? C’était forcément quelqu’un qui me connaissait… Et comment s’y était-il pris pour pénétrer dans mon appartement à mon insu ? Je réprimai
un frisson.
C’est après ma découverte du tableau que les cauchemars commencèrent. Dans chacun d’entre eux, mon macabre alter-ego venait me hanter…
A chaque nouveau songe, l’impression de réalisme se renforçait, les décors devenaient plus consistants, les personnages vaporeux se faisaient plus authentiques, plus tangibles.
Chaque nuit qui passait entremêlait un peu plus rêve et réalité.
Ainsi débuta le bal de l’effroi nocturne qui devait m’emporter crescendo vers des sommets de peur…
5
La nuit du 20 au 21 novembre, un mois jour pour jour après ma découverte du Tableau Intouchable, je fis un nouveau cauchemar.
J’étais perdu dans un cimetière de dimensions colossales. Désespérément, j’en cherchais la sortie, sans succès. Dans le lointain, une voix insistante m’appelait… Au terme d’une marche
interminable, je pénétrai dans un immense caveau auréolé d’un halo verdâtre et descendis un escalier de marbre gris.
En bas des degrés, je me retrouvai dans une pièce qui m’était familière.
Ma chambre…
Mon regard fut attiré vers le plafond. Je fus horrifié par ce que je vis.
Un épais liquide noir fuyait abondamment…
Dans la seconde suivante, le plafond céda dans un fracas assourdissant et je vis une boite oblongue en bois massif qui descendait lentement depuis l’appartement du dessus. Un cercueil… Il se posa
verticalement sur le sol.
Devant moi, le couvercle s’ouvrit seul, sous le déluge ininterrompu des épaisses gouttes noires.
Mon sosie d’outre-tombe se tenait debout face à moi. Il ouvrit les yeux et cria : « Mon frère, tu ne peux pas te dérober. Tu dois m’aider… »
Je m’éveillai dans la plus grande confusion. J’avais l’impression que mon cœur était sur le point d’exploser dans ma poitrine et je m’étouffais littéralement… Après un long moment, mes battements
cardiaques ralentirent et je pus enfin reprendre mon souffle.
Mon état psychologique était devenu critique. Il était pour moi inenvisageable de devoir endurer une nouvelle nuit comme celle-ci. Je devais à tout prix comprendre ce qui m’arrivait…
Pour des raisons qui ne m’apparaissaient pas clairement, je me refusais catégoriquement à consulter un thérapeute. L’idée même d’en avoir un face à moi me mettait mal à l’aise.
Je me connectai à internet et parcourus une série d’articles médicaux sur les troubles du sommeil.
Narcolepsie, parasomnie, hypnagogie, illusions hypnopompiques… Aucune des affections que je recensai ne correspondait à mon mystérieux mal nocturne.
Je décidai donc de revoir ma méthode en partant du point commun à tous mes cauchemars : l’appel de mon jumeau…
Après un déjeuner vite expédié, je consultai plusieurs moteurs de recherche en quête d’informations sur les expériences de télépathie entre vrais jumeaux. Je me rappelais avoir vu une émission à
ce sujet, plusieurs années auparavant. Je passai en revue plusieurs articles sur ce thème et au fil de mes lectures, je me rendis compte qu’il existait des exemples troublants de communication à
distance. Certaines expériences validaient l’hypothèse d’un lien psychique, d’autres aboutissaient à la conclusion inverse. En creusant la question, je me rendis compte que la plupart des sources
sérieuses concluaient à l’impossibilité de mettre en évidence un quelconque lien télépathique entre jumeaux.
Pourtant, je voulais y croire. Cette hypothèse était la seule qui me permettait d’écarter l’idée inacceptable de ma propre folie.
Mais tous mes rêves avaient également un autre point commun évident que je refusais de regarder en face de par la crainte qu’il éveillait en moi.
L’appartement du dessus.
J’avais repoussé cette pensée tout ce temps-là car elle impliquait de ma part une action qui me terrorisait : monter au quatrième étage, ce que je n’avais jamais fait en huit ans à l’Hôtel des
Asphodèles, et frapper à la porte interdite.
Je levai une fois de plus les yeux vers la tache noire du plafond, dont le liquide suintait encore un peu plus que les jours précédents. En m’imaginant devant la porte de l’appartement honni, mon
estomac se noua.
Je sortis de chez moi d’un pas mal assuré. Les couloirs étaient une fois de plus déserts. Je franchis quatre à quatre les marches du grand escalier et me dirigeai vers l’appartement qui devait
être situé au-dessus du mien.
J’étais en train de tendre la main vers la poignée lorsque j’entendis le déclic d’une serrure. Ce n’était pas la porte en face de moi qui venait de s’ouvrir, mais celle d’un appartement voisin,
duquel sortit une arrogante femme d’une soixantaine d’années vêtue d’un luxueux manteau de vison. Elle tenait en laisse un chien minuscule engoncé dans un gilet de cachemire rose. L’antipathique
mégère se figea à quelques pas de moi et m’adressa un regard suspicieux.
Il ne faisait guère de doute que la gorgone me tenait pour un intrus et entendait me le faire savoir. S’adressant à son chien, elle dit :
- Viens Dolly, ne restons pas là.
Elle se remit en marche et disparut au détour du couloir.
J’attendis encore quelques secondes, puis fixai de nouveau mon attention sur la porte. Je pris une grande inspiration et tournai la poignée. Bien évidemment, la porte était verrouillée…
Curieusement soulagé, je redescendis l’escalier pour regagner mon appartement.
6
De retour dans ma salle de séjour, je me retrouvai pensif face au Tableau Intouchable.
Il irradiait un magnétisme impressionnant, un sentiment de malaise qui me prenait aux tripes.
Les idées les plus folles venaient se télescoper dans mon esprit éreinté. Je sentais que je m’enfonçais dans les méandres de l’aliénation.
J’avais besoin de m’aérer l’esprit et j’ouvris la fenêtre. Je demeurai accoudé sur le rebord quelques minutes, absorbé par une succession d’idées sans queue ni tête. Voyant la lumière du jour
décliner inexorablement, je commençai à me sentir comme une bête en route pour l’abattoir. La nuit arrivait et avec elle, la promesse insupportable du sommeil-supplice.
M’extirpant de ma contemplation, je m’attardai un instant devant mon miroir qui me renvoya le reflet d’un jeune homme de taille légèrement supérieure la moyenne, de carrure fine mais athlétique,
aux cheveux bruns et au teint pâle. Il émanait de ces yeux gris une sorte de magnétisme brut, une intensité presque excessive qui, je le savais, avait parfois tendance à déstabiliser mes
interlocuteurs.
Et pourtant, le plus déstabilisé, c’était moi.
Il m’arrivait souvent de rester face au miroir pendant de longues minutes, les yeux plongés dans ceux de mon reflet, et de me dire que ce regard d’acier était forcément celui d’un autre. Je me
surpris une fois de plus à penser ironiquement que j’aurais pu faire une bonne carrière d’hypnotiseur.
Je me détournai du miroir pour revenir à l’observation du tableau, en quête d’un détail qui m’aurait échappé. Saisissant une loupe sur mon bureau, je m’attelai à passer en revue chaque parcelle
de la toile.
Au sommet de la colline, le grand manoir aux contours torturés exerçait sur moi une curieuse attirance. Au travers de ses fenêtres, on devinait de noires coursives éclairées par des chandelles
chancelantes, de froides alcôves parcourues d’ombres équivoques.
Ma loupe s’attarda sur le visage du personnage qui me représentait. Aucun doute, c’était bien moi, ou mon frère jumeau, je ne savais plus…
Puis je focalisai mon attention sur la sorcière enceinte. Toute l’inquiétude qui se dégageait du tableau culminait en cet être indécent, dont le ventre gonflé semblait sur le point d’exploser
pour donner naissance à une parodie de vie humaine.
Je passai aux cavaliers chevauchant en direction du village.
Leur présence constituait une référence évidente aux quatre cavaliers dont il était fait mention dans le sixième chapitre de l'Apocalypse. D’après la Bible, ils étaient censés faire leur
apparition lorsque surviendrait la fin des temps.
Selon la tradition, ils répondaient aux doux noms de Pestilence, Guerre, Famine, et Mort.
Pestilence, qui ouvrait le cortège sur son grand cheval blanc, était armé d’un arc. Seul des quatre cavaliers à porter une couronne, il symbolisait d’après les théologiens l’Antéchrist
et la maladie.
Guerre portait quant à lui une grande épée qu’il pointait en direction du village. Il était monté sur un grand destrier à la robe rougeâtre.
Venait ensuite Famine, avec sa monture noire de jais et la balance qu’il tenait à bout de bras.
Enfin, Mort, à la silhouette rachitique, à la peau blafarde, chevauchait une bête à son image, blanchâtre et décharnée.
Poursuivant mon examen, je fixai mon attention sur un grimoire posé sur une tombe, dont les dimensions avaient été largement exagérées par l’auteur, et au sujet duquel j’avais déjà mené des
recherches.
Intitulé Lignum vitae, Ornamentum et decus Ecclesiae, il se présentait sous la forme d’un codex relié en cuir. Cet opus, écrit par Arnold de Wyon en 1595, était célèbre pour l’un de ses
passages, la Prophetia S. Malachiae, Archiepiscopi, de Summis Pontificibus, plus connue sous l’appellation de Prophétie de Saint Malachie, ou encore Prophétie des Papes.
Ce texte, censé avoir été écrit par Malachie d’Armagh au XIIème siècle, comportait une succession de 111 devises symbolisant chacune le pontificat d’un pape, dans l’ordre chronologique à partir
de Célestin II, qui avait régné entre 1143 et 1144 et dont la devise était « Ex castro Tiberis » (du château du Tibre). Le pape actuel, Benoît XVI, sur le trône de Saint-Pierre depuis
2005, n’était autre que le 111ème pape de la liste et avait pour devise « Gloria olivae » (la gloire de l'olivier). A la suite de cette dernière devise, la prophétie se terminait
abruptement par une phrase énigmatique : « Pierre le Romain aura son siège dans l’ultime persécution de la Sainte église romaine, lui qui fera paître ses brebis lors de ses nombreuses
tribulations, après lesquelles, la cité aux sept collines sera détruite et le Juge redoutable le proclamera à son peuple. »
La phrase était ambiguë mais le texte annonçait clairement la destruction de Rome sous le règne de « Pierre le Romain ». Bien entendu, l’interprétation usuelle de ce passage était de considérer
la destruction de Rome comme la fin du monde au sens large, l’anéantissement du Saint Siège impliquant nécessairement la fin du monde telle que décrite dans l’Apocalypse.
Concernant l’origine du document, la grande majorité des historiens et des théologiens était d’accord sur le fait qu’il n’avait pas été écrit par Malachie au XIIème siècle mais qu’il s’agissait
d’un apocryphe de la fin du XVIème siècle, rédigé probablement peu de temps avant la publication en 1595 du livre d’Arnold de Wyon. Par conséquent, la partie « prophétique » du texte ne débutait
véritablement qu’avec le 78ème pape de la liste, Leon XI, élu en 1605.
Je laissai de côté le grimoire à la recherche d’autres indices que j’aurais pu omettre lors de mes examens précédents. Au bout d’une demi-heure de recherches acharnées j’étais sur le point de
mettre un terme à mon étude lorsque je remarquai un détail qui m’avait échappé jusque là.
Dans une zone sombre de la toile, sur le mur d’une petite maison proche de la base de la colline, une affichette était visible. On aurait dit une annonce pour un spectacle.
Muni de ma loupe, je m’évertuai à déchiffrer les lettres minuscules mais bien ciselées qui ornaient la petite affiche.
J’y parvins sans trop de difficultés, arrivant au terme de mon décryptage le cœur battant. Il s’agissait bien de l’annonce d’une pièce de théâtre. Je réécrivis les lettres sur une feuille
blanche, comme pour donner plus de réalité à ce message.
Je lus le texte à haute voix :
« La Mort de Guido, une pièce de Janus Schrödinger, le 21 novembre 2020 à 17 heures 30 au Théâtre des Ombres, rue Chaptal, Paris ».
Je regardai mon calendrier, puis ma montre.
21 novembre 2020. 15 heures 35.
(à suivre...)