C’était une dame fort sympathique, dont la verve et le sourire cachait bien la détresse. Dans le dîner en ville auquel j’étais conviée, elle a d’abord fait illusion. Comme les convives ne se connaissaient pas, ou peu, il était donc bienséant de se raconter.
- Oui, je travaille chez France Télécom…
- Oh, un survivant…
Eh oui, on n’a pas toujours l’humour que l’on mérite.
La dame avait donc commencé par glisser quelques mots sur les pays étrangers dans lesquels elle avait vécu, précisant à chaque fois le nombre d’années. Rien de bien méchant, sauf sa détestation d’un pays sensible pour lequel j’ai personnellement beaucoup d’affection, mais comme je suis bien élevée, j’ai maintenu mon opinion d’une voix douce et obstinée, tandis qu’elle s’abstenait de détailler son expérience, par pure courtoisie, j’en suis sûre. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai pris la mesure de son TOC. Je ne sais si l’on peut appeler ce réflexe un TOC, mais je trouve en l’occurence qu’il s’agissait bien d’un trouble, qu’il était on ne peut plus obsessionnel et carrément compulsif. Je m’explique : à chaque fois qu’un convive émettait une remarque, une réflexion ou entamait un sujet, elle capturait la parole et dévidait son expérience personnelle. “Moi, je me trouvait à cet endroit lorsque…” Ce qui semblait intéressant de prime abord, tourna vite à vide. Nous eûmes alors droit au détail menu-menu du fonctionnement de son ministère, avec incises, annexes et parenthèses. Par bonheur, mon voisin de gauche, qui s’ennuyait parfois, me faisait en cours de route quelques remarques qui nous permettait alors de deviser à deux, tout en nous gardant de toute remarque personnelle ou incongrue. Nous étions entre gens de bonne compagnie, bien élevés et remarquablement stoïques.
C’était tout de même étonnant, la somme d’avis personnels qu’elle pouvait émettre. Elle semblait ne pas supporter que la conversation lui échappe. A peine donnait-elle le droit à la maîtresse de maison de nous faire rire, ce qu’elle sait pourtant fort bien faire. Au fil du repas, son propos se teintait de méchanceté, recouverte naturellement d’une bonne couche de tolérance quelque peu bien-pensante. Au point que je me suis permise une remarque, une toute petite… Oui, oui, je vois d’ici le sourire sardonique des lecteurs et lectrices qui me connaissent : bien élevée je suis, vous dis-je.
Bon, j’avoue quand même m’être laissée un peu aller sur le chemin du retour, que la dame et moi avons partagé un moment. Bien décidée à la pousser dans ses retranchements, je me suis acharnée à faire des remarques les plus plates possibles.
- Oh, la voiture…
- Ah oui, moi j’ai un voisin qui a une voiture verte. Vous vous rendez compte, vert, faut oser !
- Tiens, une maison rigolote
- Ah, moi j’ai mon cousin qui vient de se faire construire une maison à colombages. Il habite en Normandie et blablabli et blablabla
- Oh, le chien…
- Ah, moi je ne pourrais pas avoir de chien parce que les chiens, il faut les sortir et bliblibli et patati…
Peine perdue. Elle m’a eue. A l’usure. Elle avait réponse à tout. Des expériences pour tout. Des voisins en pagaille, et des amis, et de la famille, elle avait fait des voyages, elle était allée au spectacle, elle avait vu des films, des pièces de théâtre, elle connaissait les chiens, les chats, les tigres, les lions, tout… tout…
Moi, je vous jure que la prochaine fois, je refuse de lui raconter mon voyage sur la Lune.