Pensées en chemin
(Notes lisboètes II)
Nous Européens. - On peut ne savoir à peu près rien du Portugal, et guère plus de Lisbonne en dehors de ce qu’on en a lu dans quelques livres, et percevoir cependant en peu de temps un pays et une ville de connaissance, liés à un monde qu’on aime et qu’on dira l’Europe des cultures, selon l’expression chère à Denis de Rougemont, qui l’opposait à l’Europe des nations. Ainsi quelques jours seulement à flâner dans Lisbonne et tant d’odeurs aussitôt, suaves ou fortes, tant de couleurs douces ou vives, tant de lumières changeantes nous relient à Séville mais dans un autre ton, à Naples mais différemment, à Cracovie aussi je ne sais pourquoi, aux ports et aux figures de pêcheurs qui sont pareilles en Bretagne ou en montagne à nos paysans, et lisant Miguel Torga je retrouve les gens de notre terre ou ceux de Verga le Sicilien, parce que derrière Lisbonne, nous rappelle justement Torga, plus en haut, plus près de la terre et du ciel, avant Lisbonne existe le Portugal comme un père ou comme la mère éternelle de ce père, et voici Torga parler de son merveilleux Royaume de Tràs-os-Montes, « tout en haut du Portugal, comme les nids sont tout en haut des arbres pour que la distance les rende plus impossibles et désirables », et c’est une espèce de Tibet dans l’océan de pierres, une espèce de Valais que rappellent ces mots qui pourraient être de Maurice Chappaz : « On ne voit pas comment ce sol pourrait donner du pain et du vin. Mais il en donne. Pain de maïs, de seigle, d’orge et de froment. Pain complet. Parce que c’est du vrai pain, et pétri à la sueur du front. Il a goût de labeur. C’est bien pourquoi le sens le baisent lorsqu’il tombe à terre ».
Sous le pont trépidant . – Or notre pain et notre vin d’Alentejo, ce soir, nous les consommons dans le tonitruement obsédant du pont autoroutier et ferroviaire du 25 avril, au bord de la marina d’Alcantara, non loin de la promenade de Santos où commence la déambulation fantomatique du Requiem d’Antonio Tabucchi, et je voudrais oublier toute cette littérature, je m’étais promis de ne pas la laisser nous suivre partout, et la revoilà pourtant, la nuit scintillant sur le Tage et le boucan du pont se fondant au loin : elle est partout et voilà que Miguel Torga, loin de l’arrière-pays, ne peut que revenir et céder à son tour au charme : « Le sort a voulu qu’il en soit ainsi et que le Tage ouvrît dans le calcaire de l’Estremadura un estuaire large et majestueux, profond et abrité ; qu’après avoir meurtri les hauteurs côtières il les transformât en promontoire de rêve. Et de chaque colline où l’on vient se pencher c’est un ravissement sans limites qui embrasse le ciel et la terre en une même émotion reconnaissante. »
Des pays à l’écart. – Il est émouvant de voir le jeune Pessoa, plein de componction lettrée, se faire le guide prévenant et candidement enthousiaste du visiteur débarquant à Lisbonne, dans un texte daté des années 1920-1930 et qui ne porte en rien la marque du génie polymorphe de son auteur. On y sent une autre urgence, qui est de partager un trésor dont la méconnaissance l’impatiente. Voici ma ville merveilleuse, dit-il en détaillant ses monuments avec application zélée, et voici mon Portugal. Or, venant de Suisse, dont la gloire passée n’est en rien comparable à celle des Lusitaniens, mais qui fait bel et bien partie de l’Europe des cultures depuis sept siècles et plus, ce refrain lancinant des pays plus ou moins injustement dédaignés des prétendues grandes nations trouve un écho immédiat, avec le malin plaisir aujourd'hui de savoir que le guide un peu empesé de trente-cinq ans, dans son imper couleur couleur muraille, est considéré désormais comme l’un des plus grands écrivains européens, à l’égal d’un Musil ou d’un Kafka, autres poètes apparemment «sans qualités» de leur vivant…
A Lire :Miguel Torga. Portugal, José Corti, 1996.
Fernand Pessoa. Lisbonne, Poche 10/18, 1997.