Celui qui s’est formé le goût en apprenant Baudelaire par cœur dans la clairière de la forêt jouxtant sa maison natale / Celle qui s’abreuve toujours à La Fontaine / Ceux que j’endormais en leur récitant Booz endormi à treize ans et des poussières / Celui qui s’est rebellé contre ses profs à longs cheveux qui prétendaient que mémoriser de la poésie ne se faisait plus / Celle qui ne cesse de marmonner dans la rue des bribes d’un délire et l’on entend ainsi « l’hiver nous irons dans un petit wagon rose » / Ceux qui ne retiennent rien et sont donc vides / Celui que le goût premier pour Verlaine a lassé et que celui de Rimbaud fait toujours flamber / Celle qui se cachait de ses camarades de l’école de commerce pour se dire de nouveaux vers du vieux Jammes / Ceux qui slament dans le tram / Celui qui savait des stances entières de Saint-John Perse à quinze ans et qui les mit en veilleuse pour lire Lénine dont il a tout oublié alors que lui revient ce vers obscur : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride »… / Celle qui juge de la poésie à sa capacité d’être mémorisée et balance donc les neuf dixièmes de ce qui se fait actuellement au tréfonds de ses oubliettes / Ceux qui contresignent cette note de Marcelin Pleynet dans sa belle et bonne Chronique vénitienne (Gallimard, mars 2010, p.41) : « Le par cœur est un talisman qui incite au voyage » / Celui qui n’a jamais su par cœur que le numéro de son compte en banque, etc.
Image: Philip Seelen