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S2e27 : BLUE JAY OU COMMENT PASSER LA JOURNÉE AU MUSÉE

Publié le 09 avril 2010 par Elinorbird

Dans de beaux draps! Je m'étais fourée dans de beaux draps! Et le pire c'est que ma fierté m'empêchait d'abdiquer. Je jetai des regards du coin de l'oeil, espérant surprendre Jack au bord de la crise de nerf, mais non. Il était calme et serein. En pleine méditation. Assis en tailleur. Sage comme une image... Prêt à relever le défi qu'il m'avait lancé. Prêt à rester la journée à observer Marina Abramović (1) accomplir sa performance.

Purée! Mais quelle idée! Pour moi qui avait la faculté d'enclencher la machine à penser sans difficulté, ce genre d'exercice n'était pas exactement recommandé. Car pendant que nous la regardions, la mère Abramović, il n'y avait rien à faire d'autre que réfléchir. Enfin, en tout cas, moi je ne voyais que ça. Réfléchir sur tout, sur la vie, sur demain, sur hier... Grrr. Du coup, j'avais essayé de m'auto-divertir un moment, comptant les gens qui rentraient dans la pièce, puis qui en sortaient, les gens assis, les gens debout, le nombre de spots qui éclairaient la scène, le nombre de filles versus le nombre de garçons... les cheveux blonds, les cheveux bruns, les baskets, les ballerines, les tongs... Les hommes en short, les filles en jupe... OK. Ras la casquette de compter. Cet exercice m'avait lassé. 12.30pm...

Il n'était que 12.30pm et le musée fermait ses portes à 5.30PM. Cinq heures. Cinq longues heures à patienter... On n'était pas rendu. Je sentai la machine à penser qui s'enclenchait à nouveau... Et les questions qui jaillissaient... Pourquoi Jack passe-t-il autant de temps avec moi? Mais il ne m'aime pas? Ou s'il m'aime, pourquoi ne me le montre-t-il pas? Pourquoi Jolie Smith ne rappelle pas? Peut-être que Jack avait raison dès le départ, je n'aurais jamais dû lui parler de mes autres projets... Maintenant, elle ne voulait plus de moi pour sa campagne. Et de toute façon, je m'en fichais pas mal. C'est bien pour cette raison que j'avais arrêté le mannequinat. Non? Si. Plus envie. Jamais eu envie d'ailleurs. J'étais dans les pas de maman mais maintenant, j'allais faire comme je l'entendais. Oui. Mais je l'entendais comment? Moi? Elinor Bird? Je l'entendais comment? Hummm... Je veux quoi? Moi? Vas y tu choisis. Tu la vois comment ta vie? Hum... Mais justement. Je la vois pas. Je la vois plus. Depuis longtemps...

STOOOOPPPP!!!! STOP. Il fallait que je me change les idées et vite. J'allais devenir chèvre. Ok. Concentre toi sur l'artiste. Concentre toi sur Marina. Ok. Ok. GO.

Marina Abramović... Marina Abramović avait le regard figé. Le dos droit, les jambes et les pieds parallèle. Les mains posées sur les genoux. Elle portait une immense robe en velours bleu nuit, manches longues, ras de cou. De larges projecteurs l'entouraient et apportaient une chaleur insupportable qui la faisait transpirer. Son nez luisait. Son maquillage coulait. Mais elle continuait à faire preuve d'une concentration hors de la normale. Cette situation pourtant extrêmement inconfortable, n'avait pas l'air de la faire souffrir. Son visage n'exprimait aucun sentiment, aucune émotion. RIEN. Son regard, dirigé vers la personne assise en face d'elle, était vide. Vide. Le néant... Je m'interrogeai:

"Pourquoi fait-elle ça? Pour dire quoi? Prouver quoi? Il y a un rapport au temps. Le temps qui passe. Être spectateur de sa propre vie. Démontrer qu'il ne faut pas être spectateur de sa propre vie? Oui... Sûrement. Son art soulève le thème de la liberté. Libre de quoi? Libre de son corps. Aller plus loin. Au delà des limites. Mais à quoi pense-t-elle, elle, quand elle est là, toute la journée? A-t-elle conscience des gens qui l'entoure? Tous ces gens qui la regardent, la jugent, la scrutent, la dévisagent? Est-elle folle? A-t-elle une case en moins? Ou une case en plus? A-t-elle des chats? Oui. Elle a une tête à avoir des chats? Pfff... Eli! N'importe quoi..."

- Qu'est-ce que tu écris? chuchauta Jack dans mon oreille

- Hein?

- Tu écris quoi, là, dans ton carnet? répéta-t-il

Je levai la tête pour constater que son visage avait perdu sa sérénité. Son sourire cachait une certaine tension. J'étais persuadée qu'il allait finir par craquer.

- Je note les questions que j'aurais envie de lui poser, répondis-je, en faisant rouler mon crayon dans ma bouche.

- À qui?

- Bah à Marina. Tu vois. Genre... Pourquoi elle fait ça? Pour prouver quoi?

- Je vois...

- Mais ça va? Toi?

- Oui...

- Bah ça a pas l'air... insistai-je, l'air de rien

- J'ai envie, me dit-il

- T'as envie?

- Pipi

- Oh... Mais oui d'ailleurs! Et elle? Elle fait comment? demandai-je, en pointant mon crayon dans sa direction

- Je sais pas mais moi, je vais y aller, décida Jack

- Bon ok, accordai-je, sentant que ma vessie était également légèrement gonglée et anticipant une envie probable et proche. Je te garde ta place. Vas-y.

- Merci

Jack s'éclipsa. Je continuai ma réflexion...

"Donc elle reste là. Pendant plus de deux mois. Six jours sur sept. Mais pourquoi? Quelle éducation a-t-elle reçue? Qui sont ses parents? Est-elle heureuse? Est-elle épanouie? A-t-elle des frères et soeurs? Quelqu'un avec qui partager sa vie?..."

Mais oui. Car dans le fond, c'était bien ça le plus important. Non? Partager sa vie. Avec les gens que l'on aime. Avec ses amis. Puis avec lui. Mais qui lui? Ah... Tout ceci me faisait penser à Billie... Billie qui s'était échappée avant même que je puisse lui parler... Pourtant, je savais maintenant quoi lui dire. Je voulais lui dire que si elle aimait Leo, et Leo l'aimait et bien j'étais heureuse pour eux. Tout simplement. Elle ne devait plus attendre. Car la vie était bien trop courte pour se demander et s'enquiquiner avec des problèmes qui n'existaient pas. Elle était trop fidèle pour faire quoique se soit qui me chiffonne et j'appréciais pleinement son amitié. Mais je voulais avant tout son bonheur...

***

Et pendant ce temps là... À Central Park...

- Tu plaisantes?

- Non. Je te jure! Mes parents étaient très inquiets. Eux qui ne rêvaient que d'une chose: voir leur fils unique devenir chirurgien ou avocat.

- AHAHAH

- Tu rigoles mais à l'époque, être à ce point incompris était une réelle souffrance. J'étais un excellent batteur.

- J'en suis sûre, déclara Billie, d'un ton soudain solennel

- J'aurais fait un très très bon rockeur!

- AHAHAH! ne put s'empêcher Billie. Avec ton visage d'ange. Un rockeur!?

- Mais absolument. Je suis un vrai bad boy Mademoiselle! Un vrai bad boy!

- Oui enfin... Au final, tu as réalisé le rêve de tes parents et tu es devenu avocat

- C'est vrai... Mais je suis devenu avocat par passion. Pas pour faire plaisir à mes parents.

- Dommage... On aurait pu rock&roller ensemble... lança Billie avec un sourire timide

Leo et Billie étaient allongés sur la verte pelouse du parc, en plein soleil, et se racontaient, l'un après l'autre, leur enfance, leurs souvenirs, leurs secrets... Billie était passée chez Bouchon Bakery (2) acheter de délicieux sandwichs et des tartes au citron et avait retrouvé Leo, en bas de ses bureaux, pour partager sa pause déjeuner.

Comme à chaque fois qu'ils se voyaient, ils passaient un moment agréable... Il y avait cette connection qui les rapprochait...

***

Jack revint s'asseoir à côté de moi... Rien n'avait bougé. C'était toujours la même nana qui était postée en face d'Abramović. Elle essayait de rester toute la journée ou quoi? Jack se pencha vers moi et me confia:

- J'ai interrogé le garde. Concernant les besoins vitaux...

- Et? encourageai-je intriguée

- Eh bien elle ne mange pas de la journée. Et ne va pas aux toilettes. Rien. Coûte que coûte. Elle reste assise. Là. Sans bouger.

- Sans déc'?!!

- Bah ouai... C'est tout de même invraissemblable. J'ai envie d'en savoir plus sur elle. Je vais la googleler, décida-t-il en sortant discrètement son iPhone.

Jack lisait:

"Marina Abramović est une artiste serbe née à Belgrade en 1946 qui étudie et pousse les frontières du potentiel physique et mental à travers ses performances. Faisant partie du courant artistique de l'Art corporel, elle s'est lacérée, flagellée, a congelé son corps sur des blocs de glace, pris des produits psychoactifs et de contrôle musculaire qui lui ont causé des pertes de connaissance. Cependant, le but de cette artiste n'est pas sensationnel. Ses œuvres sont des séries d'identification à des expériences et de redéfinition des limites : du contrôle de son propre corps, du rapport à un interprète, de l'art et par prolongation, des codes qui régissent la société. On peut donc dire que son projet artistique a l'ambitieux et profond dessein de rendre les personnes plus libres."(3)

Pendant que Jack faisait sa petite recherche grâce à la technologie du XXIe siècle, je continuai à mordiller mon crayon. Pensant à Marina. Au sens de la vie. Au temps qui passe. À la liberté. Au bonheur. Pensant à Billie. Ma Billie qui méritait tant d'être heureuse... Et décidais de lui envoyer un texto...

- Ma Billie. On devrait diner ce soir. Toi et moi? Ça fait longtemps... Tu me manques! xx-eli

***

Et quelques blocs plus au Nord, à Central Park...

- Tu sais... Je passe vraiment de très bon moment avec toi, déclara Leo

- Moi aussi... hésita Billie, sentant ses joues rougir

- Ça faisait longtemps que je n'avais pas rencontré quelqu'un qui...

Ting Ting

- Oh! Pardon. Mon téléphone.

- Ma Billie. Tu es partie précipitamment ce matin... On devrait diner ce soir. Toi et moi? Ça fait longtemps... Tu me manques! xx-eli

(Silence)

- Tout va bien? s'inquiéta Leo, voyant Billie blémir

- Euh oui. Non. Enfin oui. Oui oui. Bon. Je vais pas tarder à y aller, décida Billie, commençant à rassembler ses affaires. Et puis tu dois retourner bosser sur ta plaidoirie non? Je ne veux pas te retenir.

Leo ne comprenait pas vraiment ce qu'il se passait mais Billie était déjà debout...

***

Ça n'en finissait plus... Il était bientôt 3PM et rien n'avait changé. Toujours une personne devant nous et toujours la même nana qui, depuis pas loin de trois heures, relevait le défi de tenir, sans bouger, en face de l'artiste. Jack et moi commencions à nous demander si nous aurions l'occasion de tester le fameux siège de l'inviter... Plus que deux heures et trente minutes avant la fermeture du musée. Je mourrais de faim. Et, a priori, Jack aussi puisque j'entendis son ventre gargouiller. Hihi. Je me moquai de lui et il me soutenai que ce n'était pas son ventre mais le mien. Mais quelle mauvaise foi celui là!

- Alors? Tu as trouvé quoi sur google? demandai-je pour changer de sujet

- Plein de chose. Mais surtout qu'elle est complètement barrée...

- HIHIHI, explosai-je, voyant la mine ahurie de Jack

- CHUUUT! me gronda l'assistant de Marina

- Oup. Pardon.

Jack continuait ses recherches, le nez plongé sur son iPhone... Ou je ne sais ce qu'il fabriquait... J'en fis autant... Puisque. Je m'ennuyai à mourir à nouveau et après m'être retourné le cerveau sur le comment et le pourquoi de la vie, j'avais besoin de me trouver une nouvelle occupation si je ne voulais pas pêter un cable.

"Tiens. Je vais checker mes emails!"

Mes messages étaient en train de downloader quand je reçus un franc coup de coude dans les côtes.

- AÏE!!!Jack! Ça va pas!??? T'es malade!!!??

- CHHHUUUUUUUUT!

- Oups.

- On part Bird. Ça y est. On part, dit-il tout bas, le sourire fendu jusqu'aux deux oreilles.

Sa jambe tréssaillait de joie.

- QUOI?

- On part. Jolie vient de nous envoyer un email. Regarde. Lundi prochain. Départ JFK. Direction Cancun. Le shoot est confirmé.

- NON!

(Enfin...)

- Viens! On va fêter ça! décrêta Jack, oubliant totalement le pacte de nous avions passé quelques heures plus tôt

- Mais... Et Marina?

- Écoute. Je te crois. Je suis sûre que tu aurais pu tenir. Pas besoin de me le prouver, dit-il, se levant et me tendant la main pour m'aider à en faire autant

- Jack... soufflai-je, fronçant les sourcils

- Allez Bird. C'était marrant cinq minutes mais là, d'un coup, je vois plus trop le sens de ce pacte. Il fait un temps magnifique. On vient d'avoir la confirmation que nous avions décroché le job de l'année. Nous partons au Mexique pour huit jours. On est jeune. On a la vie devant nous. On vit à New York...

Jack s'emballait et je l'écoutais, perplexe. Puis, il conclut:

- Et je meurs de faim putain Bird.

***

À la fin de la journée, après une salade greque pour moi et un couscous pour Jack, en terrace du Moga, je rentrai à la maison et trouvai le bel oiseau bleu que nous avions sauvé... Il n'était plus sur une branche du magnolia mais était venu m'attendre, à ma fenêtre, installé sur l'échelle d'incendie...

Je m'approchai et l'admirai... Et je le baptisai... BLUE JAY

S2e27 : BLUE JAY OU COMMENT PASSER LA JOURNÉE AU MUSÉE

(1) Marina Abramović au MoMA, www.moma.org

(2) Bouchon Bakery, 10 Columbus Circle, New York, NY 10019, (212) 823-9364, www.bouchonbakery.com


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