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Demain, la fin du luxe? (2) par Bernard Cova

Publié le 10 avril 2010 par Michelgutsatz

BernardCova Mon ami Bernard Cova offre à BrandWatch un papier passionnant paru en mars 2010 dans "Les Cahiers Européens de l'Imaginaire (N°2). Merci à Bernard et aux éditeurs des Cahiers dont je vous recommande la lecture régulière. Voici la seconde partie de ce texte.

Bernard Cova vit à Marseille. Il enseigne et recherche sur la consommation à Euromed Management à Marseille et à l’Université Bocconi de Milan. Son aspiration est de cerner au plus juste la place de la consommation dans la vie actuelle. Son dernier ouvrage (à paraître) interroge les discours récurrents sur un « nouveau consommateur » créatif et responsable.

La fin du luxe ?
Tous ces discours sur le luxe en mode mineur, le luxe abordable et le luxe durable ne sonnent-ils pas la fin du luxe ? Ne tuent-ils pas l’idée même du luxe ? Une réponse est apportée par la santé florissante de grandes maisons en ces temps difficiles : les ventes de Bulgari ont encore fait un bond cette année. Les affaires de Chanel, Hermès ou encore Rolex sont florissantes. Vuitton est au ‘top’ du classement des marques produit par Interbrand. Et tout ceci pour des raisons simples : ce sont les maisons qui ont fait le moins de compromis avec l’image du luxe et qui ont refusé les stratégies d’extension de gamme. A contrario, on peut noter la descente aux enfers de Coach, maroquinier nord-américain, marque emblématique du nouveau luxe. Pour Christian Blanckaert, Directeur Général d’Hermès International, « le luxe n’est pas cette notion un peu vague de démocratie proposée par le nouveau luxe ; ce dernier est un faux luxe, un bluff généralisé ». Et le spécialiste de la mode italienne, Ampelio Bucci d’enfoncer le clou : « le luxe et même l’extra-luxe se porte bien… et toutes les grandes maisons tirent vers le haut aujourd’hui comme le montre la collection Luxury Traveller d’Armani ». Globalement, les analystes de Luxe Corp sont optimistes et prédisent que le marché du grand luxe est assez résistant pour surmonter la crise économique notamment grâce la demande de nouveaux clients venus de Chine, Russie et autres ex-pays de l’Est. Pourquoi cela ? Pourquoi ces faits à contre-courant de ce que prédisent les faiseurs de tendances de consommation et d’opinions ? En guise de réponse, revenons à l’essence du luxe : un scandale ! Le luxe est scandaleux et c’est ce qui en fait tout l’attrait et toutes les tentatives pour le rendre plus raisonnable, abordable, durable, etc. viennent échouer sur ce penchant dionysiaque.
Certains disent vouloir abattre non le luxe mais l’excès de luxe mais ne voient-ils pas que le luxe est excessif par définition ? Son cousinage avec la luxure nous permet de bien saisir ce point essentiel. Le luxe prend ses racines dans la luxuriance : le végétal qui pousse de travers. Ceci a donné « luxure » qui connote non seulement la notion d’excès et d’exubérance, voire d’extravagance, mais aussi celle de scandaleux : la luxure désigne un penchant immodéré  pour la pratique des plaisirs sexuels ; elle renvoie aussi à une sexualité désordonnée ou incontrôlée. Comme l’écrit le philosophe Alain, « luxure désigne particulièrement le scandale des scandales, c'est-à-dire l'impudeur devenue spectacle… Il y a donc du scandale dans la luxure, comme dans le luxe ». Quand on parcourt les écrits critiquant la débauche de consommation de ces dernières années, à l’instar de ceux du journaliste Hervé Kempf, on perçoit bien comment celle-ci a été vécue comme la luxure annonçant la décadence de nos sociétés occidentales. En décriant la réorientation de l’économie vers le luxe au détriment de la satisfaction des besoins du plus grand nombre, Hervé Kempf met ainsi en lumière à quel point cette réorientation a contribué à la crise environnementale que nous affrontons. Loin du nécessiteux, le luxe et la luxure nous auraient fait pencher vers le superflu, le hors norme, la dépense irraisonnée et ostentatoire. Il faudrait maintenant s’en repentir, réduire la voilure, se contenter d’un luxe en mode mineur. Mais est-ce vraiment du luxe ?

Un autre luxe ?
On ne peut nier qu’un glissement sémantique s’opère au sein de nos concitoyens sur la signification du luxe. L’analyse récente d’un ensemble de blogs faite par le spécialiste du marketing François Laurent (http://marketingisdead.blogspirit.com), montre que, pour les français, le vrai luxe n'est ni ostentatoire, ni même cher, il n'a pas de prix : le vrai luxe n'est pas marchand ! Ce luxe peut être tout simplement d’avoir la santé et d’en être conscient. Ce luxe est tout relatif et se niche dans les détails de la vie quotidienne dont l’individu est capable d’apprécier la valeur unique : réfléchir sur sa vie en regardant les étoiles, un soir de printemps, ou admirer la condition humaine en prenant un verre à la terrasse d'un café. Compris ainsi le luxe de nos concitoyens ne serait-il pas tout simplement la redécouverte du temps contemplatif ? Rappelons à ce sujet que les Romains faisaient une distinction entre deux styles de vie : otium et negotium. Le premier, c’était la vie que pouvaient s’offrir les riches : la vie sans travail servile, totalement consacré, non pas à ne ‘rien faire’, mais à cultiver les arts, la connaissance, un peu de politique, et à partager ces nobles plaisirs entres amis. L’otium unissait ainsi le luxe à la culture de l’âme. A l’opposé se trouvait le negotium, la vie où l’on doit travailler, courir dans tous les sens pour gagner son argent. Le premier style de vie était considéré comme le plus propice au bonheur et à la réalisation de l’homme. Avec le temps, otium, qui avait un sens mélioratif, a donné ‘oisif’, qui a un sens péjoratif, tandis que negotium a donné ‘négoce’ - il y a eu inversion des valeurs.
Le sociologue italien Franco Cassano, stigmatise l’accélération de la vie quotidienne à laquelle a porté le développement du commerce et des affaires, le negotium ; ce développement a substitué définitivement le temps du marchand et de l'entrepreneur au temps contemplatif du clerc et du poète. Nous avons aujourd’hui, selon lui, une peur des pauses et des intervalles, une peur de l’ennui, un besoin de remplir tout notre temps libre par des activités productrices ou consommatrices. Alors que le temps contemplatif a longtemps été considéré comme un privilège recherché, il est maintenant considéré comme une perte de temps à éviter absolument : « la vitesse n’est pas seulement autour de nous, elle est en nous, dans nos désirs et nos habitudes, dans nos impatiences, dans le maillage toujours plus fin de nos engagements et de nos emplois du temps. Et on demande la même chose aux émotions retirées de notre temps libre : être nombreuses, prêtes à l’emploi, fortes et toujours plus aiguisées ». Et Franco Cassano d’encourager une pensée lente, une pensée « méridienne » selon lui, grâce à laquelle les individus prennent le temps et s’attardent sur les choses pour mieux les connaître et laissent parler leurs sens : le vrai luxe. Le vrai luxe, le luxe authentique, est ainsi du côté rarement exploré de la culture de l'âme selon l’académicien Marc Fumaroli. Il est inconnu des loisirs passivement remplis par les divertissements de masse  et de marché.
Le temps contemplatif dans nos sociétés est un scandale car il est improductif et non marchand et qu’il s’affiche en tant que tel. Rappelons le constat fait par Georges Bataille il y a plus d’un demi-siècle : « l’humanité consciente est restée mineure : elle se reconnaît le droit d’acquérir, de conserver ou de consommer rationnellement mais elle exclut en principe la dépense improductive ». Demain le luxe, le vrai luxe, sera cette dépense improductive et scandaleuse au-delà de la raison productive : le temps contemplatif, le temps non dédié à produire ou consommer. Quoi de plus luxueux que de contempler la mer, les îles, les bateaux qui partent vers le Sud de la Méditerranée ; tout cela sur du temps volé au travail et à la consommation et en pensant à ce que cela représente. Certains, comme le sociologue David Le Breton, voient dans la flânerie l’exemple même de ce luxe contemplatif : « la flânerie, que nos sociétés ne tolèrent pas plus que le silence, s’oppose aux puissantes contraintes de rendement, d’urgence, de disponibilité absolue au travail ou aux autres ».  Mais le temps contemplatif n’est pas seulement scandaleux dans nos sociétés, il est aussi durable ; c’est un luxe durable. Ainsi flâner introduit à la sensation du monde sans en épuiser les ressources naturelles et humaines.

Osons contester aux moralistes de tous bords leur interprétation dépréciative et malsaine du luxe. Leurs regards inquisiteurs supportent mal les excès et le scandale. Pourtant le luxe est et restera scandaleux. Ceci se fera, d’une part, par la perpétuation du grand luxe porté par les grandes maisons et, d’autre part, par le retour du vrai luxe qu’est le temps contemplatif confectionné par chaque individu pour lui-même.

© Bernard Cova


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