De tous les penseurs qui ont guidé mon action, c’est Camus dont je me sens le plus proche.
Que reste-il aujourd’hui de cette philosophie de l’action à l’heure de l’homme - consommateur ?
Peut-on réellement penser que l’acquisition, voir pour beaucoup, l’accumulation de biens matériels peut « remplir une vie » ?
La pensée du XX eme siècle a permis de mettre à jour la futilité de l’homme sans destin. Certains ont vu le communisme comme une nouvelle religion laïque capable de compenser plus que de proposer une nouvelle spiritualité. Mais l’échec du projet communiste provient justement de sa non prise en compte des ressorts de l’être humain, que ce soit dans ses dimensions individuelles ou spirituelles.
D’autres, comme Camus, ont compris, presque intuitivement, les limites du projet communiste et proposaient donc un engagement individuel « humaniste ».
Mais le point commun à tous les intellectuels qui ont participé à ce grand débat quasi mythifié par la controverse entre Sartre et Camus, c’est qu’ils envisageaient tous l’action, l’engagement, comme une nécessité vitale.
Depuis cette époque, aucun penseur n’a osé considérer l’individualisme comme une fin en soi. Il y a bien eu quelques philosophes comme Fukoyama dont la pensée à dangereusement dérivée au moment de la fin des régimes communistes. Mais même ce contempteur du libéralisme n’a jamais considéré l’accumulation de biens comme un « bonheur matériel » suffisant.
Si aujourd’hui la frénésie de consommation quasi compulsive qui nous anime est aussi structurante dans notre vie quotidienne ce n’est donc pas le résultat d’une pensée mais bien d’un « surpoids » de la sphère marchande dans les sociétés occidentales.
Personne ne peut raisonnablement admettre que ces processus d’acquisitions systématiquement renouvelés par la mise sur le marché de nouveaux produits est apte à satisfaire notre besoin de sens.
Mais cette sphère marchande agit comme un véritable cercle vicieux : pour prospérer, elle a besoin d’individus réduit à des consommateurs qui réagissent à des stimuli (publicité, modes véhiculées par les médias marchands) et pour obtenir de bons consommateurs, elle a besoin d’individus qui ne se posent pas la question du sens. Le surpoids de la sphère marchande a donc une tendance naturelle à réduire la pensée : elle s’adresse au bas ventre et tente de dégager du « temps de cerveau disponible » : plus nous consommons, plus nous nous éloignons du sens, plus nous nous éloignons du sens, plus nous consommons…
Cette dérive de notre société a aujourd’hui quasiment gagné le monde entier. Pourtant c’est bien dans les pays occidentaux qu’elle est le plus exacerbée. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que dans beaucoup de pays ou la religion régit encore la vie quotidienne, les croyants regardent avec mépris, voir avec dégout, non pas notre frénésie d’acquisition de biens qu’ils partagent bien souvent, mais notre perte de sens, de valeurs fondatrices qui pour eux s’assimile à la religion.
Les engagements épisodiques, pour une cause, restent présents et mobilisent bon an, mal an, une part non négligeable de la population. Mais ces engagements sont souvent « défensifs » et cherchent souvent à limiter les dégâts de plus en plus importants que génère notre société. Surtout, on peut constater que la forme même de ces engagements éphémères et spontanés se calquent sur nos modes de vie : ils se consomment rapidement sous l’effet d’un pic de sur-médiatisation et ne produisent plus beaucoup de sens. Ils sont simplement perçus comme indispensables pour éviter l’inacceptable que ce soit en matière de droit du travail avec la lutte contre le CPE, pour le droit au logement ou auprès des sans papiers.
L’engagement des organisations non gouvernementales suit la même tendance d’intégration complète dans la société marchande : aujourd’hui les entreprises de l’humanitaire utilisent exactement les mêmes stratégies marketing que n’importe quelle marque et salarient des escouades de jeunes pour aller au devant des donateurs potentiels dans la rue.
En fait, l’engagement est seulement défini comme un moyen d’agir sur notre société mais il n’est plus considéré comme une valeur au sens défini par Camus, c’est-à-dire une part de ce qui peut constituer notre personnalité.