Magazine Journal intime

L’homme et sa meute

Publié le 14 avril 2010 par Jlhuss

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Il avançait d’un pas  ferme. Surtout ne pas se retourner ! Il savait bien que la horde le suivait à dix pas, épiant chaque anomalie de son allure, chaque glissement de ses semelles dans la neige. Elle lui filait le pas depuis des jours et des jours ; depuis ce matin de glace où il avait quitté les monts faute de proies.

Il avait nourri le chef une fois, et maintenant tous semblaient résolus à le suivre au bout du monde, l’œil mendiant, le croc prêt, soumis aussi longtemps que le marcheur feindrait l’indifférence. Faire volte-face, battre des bras ne servirait qu’à les disperser un instant comme des mouches. Il faudrait recommencer, joindre la voix au geste. Il y perdrait de son prestige, et c’est bien la seule arme dont dispose encore un homme aux mains nues dans les décombres des lois.

Il renonça vite à percer les motifs de l’escorte. Quand l’homme campait à l’abri d’un feu, observant la meute couchée de l’autre côté du cercle, museaux calés entre les pattes, il voyait luire des paires yeux attentifs, patients  : résignés à l’incompréhension des races ou affûtés pour la haine jusqu’au fond du ventre ?

Bientôt il put céder au sommeil sans peur. Même on aurait dit que la meute le veillait. Parfois le chef se détachait du groupe des guetteurs, venait flairer l’endormi. Le souffle sur ses chevilles, son cou, entrait comme une brise du large dans ses rêves d’embarquement. Mais qu’elle était encore loin, la mer ! Combien de plaine grise avant de déposer l’ennui sur un quai ! Au réveil, il trouvait parfois les bêtes massées contre son flanc, comme pour suppléer à la chaleur du feu éteint. Alors il leur parlait : des mots rescapés du sommeil, encore tout brouillés d’impossible ; des serments d’amitié, des promesses d’assistance dans l’infinie misère du voyage. Puis la raison dissipait ces chimères comme le soleil les brumes. L’homme et les bêtes se scrutaient alors en silence, et ça faisait un froissement d’impuissance, une tendresse de père évasif et d’enfants retrouvés un beau matin sur la voie du sang.


Manger devint une cérémonie. L’homme cuisait les proies apportées par la meute. Il s’étonnait que la plaine désolée fût si giboyeuse à leur désir : lièvres, tétras, muridés, serpents, et même un jour un chevreuil que le chef traîna aux pieds du marcheur. L’homme voulut gratifier d’une caresse l’habile chasseur. Il avança la main, mais l’autre fit voir aussitôt des dents éclatantes, et les abois de la horde hérissée répondirent à son grondement. Le gibier découpé, il donnait à chacun son morceau, de bout de bras à gueule tendue, les onze bêtes à la file, chacune attendant docilement son tour. Puis elles s’égaillaient sans bruit, parfois il ne les revoyait plus jusqu’au soir.

Et la marche dura des ans et des ans, sans autres saisons qu’un doux hiver. La meute suivait avec constance. Si le chef mourait, un autre prenait sa place et une bête nouvelle surgissait des taillis pour faire le nombre.

Enfin le paysage changea. Il y eut des arbres, des habitations, des fondrières de chaque côté de la route. Le marcheur et sa meute croisaient des villageois qui semblaient ne pas les voir ; mais lui devinait, au souffle accéléré des bêtes, qu’on se retournait sur leur sillage. Dans la ville, leur cortège mettait des femmes aux fenêtres, des boutiquiers sur leur seuil. La meute inquiète se serrait jusque dans les jambes du marcheur, qui faillit deux fois trébucher ; et l’on sentait qu’il n’y aurait alors de secours pour personne, que ce serait chacun pour sa peau dans la fureur  qui s’en suivrait.


En vue des docks, les bêtes hésitèrent à continuer. L’homme, se retournant, les vit plus loin qu’à l’ordinaire, humant l’air, le sol, avec des tournoiements d’incertitude. La foule, qui s’était massée, s’ouvrait devant les pas de l’étranger, formait une haie de stupeur jusqu’au quai d’embarquement. L’homme appela les bêtes, chacune par le nom que l’inspiration lui dictait. Elles firent mouvement pour le rejoindre, mais le commandant du cargo proclama du pont qu’on ne prenait aucun animal  à bord.


Tout alors se dénoua comme en songe : l’homme embarquant, un matelot larguant les amarres, le son d’une sirène, et la foule se dispersant de nouveau par la ville tandis que la meute regardait le cargo diminuer, diminuer, jusqu’à se perdre à l’horizon.

Arion

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La z’ique de Makhno :


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