Peut-être, j'en ai pris le chemin il y a quelques jours, mais il m'aura quand même fallu trente sept ans de réflexion.
Cette année là, j'étais au lycée dans une classe de seconde littéraire, jusqu'à présent j'avais toujours adoré le Français. Mais voilà, nous étions dotés d'une prof assez spéciale, usée peut-être par l'enseignement, je ne sais pas, ça arrive et ce peut-être une excuse, incapable de dispenser correctement ses cours et pis encore pouvant nous dégouter de cette matière qu'elle enseignait.
Nous avions au programme le XVIème siècle, grande admiratrice de Rabelais cette enseignante, dont les cours m'endormaient, évoquait et mettait si je puis me permettre "la substantifique moelle" de l'écrivain à toutes les sauces...Elle aimait aussi énormément Albert Camus, et alors que nous devions étudier "L'étranger", sur ses lèvres revenait imperturbablement le fameux "Mythe de Sisyphe" si cher à l'écrivain...Enfin, lorsqu'elle était présente, car invariablement lorsqu'elle ressentait la moindre contrariété, elle jetait au travers de la classe les copies qu'elles devaient nous distribuer, en clamant "Puisque c'est ainsi, je vais déposer trois semaines de congés maladie!". Elle tenait parole...Il n'y avait jamais de remplaçant.Cela s'est produit plusieurs fois pendant l'année scolaire. J'ai brulé depuis longtemps les notes prises à cette époque, le classeur n'était pas débordant de feuilles, nos devoirs ont été inexistants, l'enseignement stagnant et barbant. A son retour, nous avions droit encore à la substantifique moelle de Rabelais et au mythe de Sisyphe de
Camus... Je rêvais d'autres textes que je lisais d'ailleurs sans me priver. Le programme n'a pas été terminé bien entendu, "L'Etranger" à peine entamé...Ce qui est terrible dans mon cas, c'est qu'à cause de cette femme, j'ai pris en horreur Rabelais et Camus.
Il y a quelques années, j'ai essayé de revenir à Rabelais. J'ai abandonné. Je n'aime pas du tout, c'est définitif!
J'ai acheté il y a bien peu de temps, des essais d'Albert Camus : Noces suivi de L'Eté... Je voulais me réconcilier avec l'écrivain en rusant, il était hors de question de reprendre "L'Etranger" abandonné depuis près de quatre décennies.
Vous dire que la réconciliation a abouti... je ne sais pas encore. J'ai préféré L'Eté à Noces. J'aime les livres, j'aime la lecture, mais je ne suis pas une intellectuelle, et ne pense pas non plus être atteinte de snobisme. Donc, partant de là je ferais bien mienne cette devise "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement". Je vais sans doute indigner et prends le risque de faire pointer du doigt mon inculture, mais je trouve que l'écriture d'Albert Camus loin d'être limpide est souvent confuse, cependant lorsqu'il s'énonce clairement, ou plus exactement lorsqu'il ne se perd pas dans des digressions, il offre de splendides pages et je lui reconnais une bien belle plume. Je ne pense pas qu'il deviendra mon écrivain préféré, mais la réconciliation est amorcée, je vais pouvoir enfin reprendre L'Etranger, tétanisé depuis si longtemps dans une des bibliothèques de la maison...
Ruines romaines de Tipasa en Algérie. (Photo trouvée sur le net)
"Je m'obstinais pourtant, sans trop savoir ce que j'attendais, sinon, peut-être le moment de retourner à Tipasa. Certes c'est une grande folie, et presque toujours châtiée, de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à quarante ans ce qu'on a aimé ou dont on a fortement joui à vingt. Mais j'étais averti de cette folie.
(...)
Je pris à nouveau la route de Tipasa... (...)
Je désirais revoir le Chenoua, cette lourde et solide montagne, découpée dans un seul bloc, qui longe la baie de Tipasa à l'ouest, avant de descendre elle-même dans la mer. On l'aperçoit de loin, bien avant d'arriver, vapeur bleue et légère qui se confond encore avec le ciel. Mais elle se condense peu à peu, à mesure qu'on avance vers elle, jusqu'à prendre la couleur des eaux qui l'entourent, grande vague immobile dont le prodigieux élan aurait été brutalement figé au-dessus de la mer calmée d'un seul coup. Plus près encore, presque aux portes de Tipasa, voici sa masse sourcilleuse, brune et verte, voici le vieu dieu moussu que rien n'ébranlera, refuge et port pour ses fils, dont je suis.
C'est en le regardant que je franchis enfin les barbelé pour me retrouver parmi les ruines. Et sous la lumière glorieuse de décembre, comme il arrive une ou deux fois seulement dans des vies qui, après cela, peuvent s'estimer comblées, je retrouvai exactement ce que j'étais venu chercher et qui, malgré le temps et le monde, m'était offert, à moi seul vraiment, dans cette nature déserte. Du forum jonché d'olives, on découvrait le village en contrebas. Aucun bruit n'en venait : des fumées légères montaient dans l'air limpide. La mer aussi se taisait, comme suffoquée sous la douche ininterrompue d'une lumière étincelante et froide. Venu du Chenoua, un lointain chant de coq célébrait seul la gloire fragile du jour. Du côté des ruines, aussi loin que la vue pouvait porter, on ne voyait que des pierres grêlées et des absinthes, des arbres et des colonnes parfaites dans la transparence de l'air cristallin. Il semblait que la matinée se fût fixée, le soleil arrêté pour un instant incalculable. Dans cette lumière et ce silence, des années de fureur et de nuit fondaient lentement. J'écoutais en moi un bruit presque oublié, comme si mon coeur arrêté depuis longtemps, se remettait doucement à battre. Et maintenant éveillé, je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des colonnes, les froissements des absinthes, les lézards furtifs. J'entendais cela, j'écoutais aussi les flots heureux qui montaient en moi. Il me semblait que j'étais enfin revenu au port, pour un instant au moins, et ce cet instant désormais n'en finirait plus. Mais peu après le soleil monta visiblement d'un degré dans le ciel. Un merle préluda brièvement et aussitôt, de toutes parts, des chants d'oiseaux explosèrent avec une force, une jubilation, une joyeuse discordance, un ravissement infini. La journée se remit en marche. Elle devait me porter jusqu'au soir."
Albert Camus - (Retour à Tipasa) - L'ETE - Folio n° 16 -Noces suivi de l'Eté-