Du côté de chez Couente

Publié le 20 avril 2010 par Thebadcamels
Proust, encore une fois, a raison. Les bibliothèques de châteaux renferment d’inestimables trésors.


Ces joyaux du passé reposent tranquillement sur de vieilles étagères exhalant cette odeur légèrement écœurante des pages rongées par le temps accompagnées des notes parfumées de vernis que transpirent les boiseries. Tous ces livres semblent réunis là par un hasard qui tient du miracle. Un joyeux désordre surgit d’un tel chaos pour constituer une savante assemblée d’ouvrages hétéroclites uniquement reliés entre eux par le noble fil du nom aristocratique qui les posséda. Ces écrits épars vinrent aléatoirement échouer sur ces meubles, génération après génération, à la manière du limon d’un fleuve qui abreuve régulièrement ses berges pour enrichir la terre. Par sa nature même, tout ce savoir s’oppose à une connaissance organisée et hiérarchisée. Il baigne dans une bienveillante tranquillité, uniquement menacée par le feu. Cet éternel danger est toujours présent qu’il soit tapi innocemment dans la faible lueur de la bougie du lecteur à demi-assoupi ou bien qu’il s’exhibe fièrement dans les flammes d’une cheminée dévorant goulument d’épais rondins par une froide soirée d’hiver. Cet univers fut toujours un puissant moteur pour mon imagination. Existe-t-il ici-bas un plaisir plus délicat que de feuilleter de vieux et lourds codex pour prendre toute la mesure du poids des siècles?
Cet après-midi là, je consultais le psautier de Peterborough, legs de la librairie des Ducs de Bourgogne, une œuvre de la fin du quatorzième siècle. La finesse des enluminures m’enchantait. La représentation de Jacob tendant le plat de lentilles à Esaü me laissait rêveur. Peu après, cette première impression souleva en moi de nombreuses questions qui me troublèrent. L’arrière plan avec un château fort et les tuniques de damoiseaux des deux frères avaient de forts relents moyenâgeux que j’imaginais fort éloignés d’une représentation sérieuse d’une scène biblique.
Je continuais à butiner au hasard les ouvrages qui me tombaient sous la main. Cette fois-ci, il s’agissait d’un recueil de textes ascétiques à l’usage des pèlerins. La première phrase me fit sourire : « Cy coumence le songe du pelerinage de vie humaine ». Dans ce livre du quinzième siècle visant à éduquer les braves croyants, je fus frappé par la puissance des images : les scènes de supplice s’enchaînaient pour dénoncer les vices des pécheurs. Des damnés étaient pendus par la langue au-dessus du feu avec des diablotins rieurs. On sciait gaiment en deux l’usurier par la tête ; l’avare était quant à lui dévoré par une sorte de chien-loup. Un monde complètement hallucinant se dessinait au fil des pages. Quel sens donner à toutes ces représentations ? Si elles n’avaient pas la beauté et le raffinement des vices et vertus que Giotto a peintes à Padoue, elles avaient néanmoins une indéniable force visuelle. Alors que la beauté du maître italien résidait dans la puissance des symboles et de l’allégorie, j’avais au contraire sous les yeux des scènes d’une incroyable violence visant à mettre en garde les éventuelles brebis égarées.
Je rentrai chez moi interloqué et songeur. J’avais eu la preuve éclatante que les germes de la renaissance étaient indiscutablement italiens. Dans ma boîte à lettres se trouvait un mot indiquant qu’un paquet m’attendait. Des raisons obscures, ne méritant pas d’être racontées, m’avait fait livrer un cadeau. Il s’agissait de la Genèse de Robert Crumb. La coïncidence était heureuse, elle m’ébranla. C’était un de ces hasards qui vous prend aux tripes et vous rappelle que la vie n’a pas encore émoussé tous vos sens. Je passai alors ma soirée à lire. J’aimerais vous faire part de mes impressions et critiques de cette bande dessinée à la lumière des évènements qui m’étaient arrivés quelques heures plus tôt dans un prochain billet.
Un moment de vie romancé avec grâce par le seul et unique Kerdef.